En estampillant leurs produits « neutres en carbone » ou « zéro émission », les entreprises laissent croire que leurs activités ne sont pas émettrices de gaz à effet de serre. Elles séduisent ainsi des consommateurs de plus en plus concernés par la cause climatique.

Ce tour de passe-passe est permis grâce au détournement du marché carbone à leur profit. Certaines entreprises s’achètent ainsi une pseudo-virginité écologique grâce aux « crédits carbone ». Or, une récente enquête montre que 95 % des crédits carbone vendus par le principal certificateur mondial n’ont aucun effet sur la réduction des émissions responsables du réchauffement climatique.

Les crédits carbone ne contribuent pas positivement au climat. Pire, la somme de ceux liés à la reforestation correspond à des engagements qui demandent deux fois plus de terres qu’il en existe sur terre à l’horizon 2050... Avec ces méthodes, les entreprises diffusent un écran de fumée qui masque leur manque d’implication dans la réduction effective de leurs émissions carbone.

Ces agissements participent au record des émissions de 2022, en hausse de 1 % par rapport à 2021, et sont en profond décalage avec la trajectoire attendue pour parvenir au zéro émission nette en 2050. Or, la décarbonation des processus de fabrication des entreprises est indispensable pour rester en dessous des +2 °C, voire des +1,5 °C de l'Accord de Paris. En l’état, l’ONU anticipe plutôt un réchauffement de l’ordre de +2,8 °C.

Développer sols et forêts : un levier pour atteindre la neutralité carbone

Commençons par un rappel essentiel : le réchauffement climatique est dû à l’accumulation de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, et la combustion des énergies fossiles en est le principal responsable.

À côté des transports, du chauffage de l’électricité et des industries qui émettent des GES dans l'atmosphère, les puits de carbone – essentiellement les océans et les sols via la photosynthèse – prélèvent du carbone dans l'atmosphère et le stockent. Le changement d’usage des sols – en transformant prairies ou forêts en sols agricoles ou artificialisés via la construction de parkings, bâtiments, etc. – les fait passer de puits à sources d’émissions.

Ainsi, la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère augmente ou diminue en fonction du solde entre la production des sources émettrices et la captation par les puits de carbone. Aujourd’hui, ce solde est toujours positif et continue d’alimenter l’atmosphère en gaz à effet de serre :

Depuis la fin des années 1950, le taux de croissance moyen de la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone a doublé pour atteindre les 0,6 %, selon les données de l’administration américaine (NOAA/GML). Pour espérer limiter la concentration atmosphérique en CO2 et donc le réchauffement climatique, il s’agit d’équilibrer les sources et les puits.

L’enjeu est d’atteindre le « zéro absorption de CO2 par l’atmosphère » ou «net zéro », et de maintenir le réchauffement climatique inférieur à +2 °C, si possible +1,5 °C, conformément à l’Accord de Paris de 2015 :

Pour y parvenir, les pays disposent de deux leviers : ils doivent en priorité baisser massivement leurs émissions, notamment grâce à une décarbonation agressive des procédés industriels : « Les voies d'atténuation qui limitent le réchauffement à +1,5 °C ou +2 °C impliquent des réductions profondes, rapides et durables des émissions ». Les émissions résiduelles incompressibles pourront alors être absorbées en développant les puits de carbone naturels (sols, forêts, prairies…) et éventuellement artificiels si les technologies deviennent utilisables et réellement efficaces à grande échelle en temps et en heure.

Pourtant, avec l'appui de la sphère politiques, les grandes entreprises émettrices ont trouvé un moyen de contourner les lois de la physique…

Les « crédits carbone » : la solution des politiques et des économistes pour « gérer » le réchauffement climatique

Pour réduire les émissions de CO2, le monde politique nous a livré une nouvelle trouvaille : les marchés carbone. Il en existe à ce jour 25 à l'échelle du globe, qui couvrent 55 % du produit intérieur brut mondial. L’objectif de ces outils réglementaires semble vertueux, puisqu'il s’agit de faire payer aux émetteurs de CO2 le coût de la nuisance pour le climat.

Leur principe est simple : le marché carbone repose sur l'échange de quotas d'émission de gaz à effet de serre prévu par le protocole de Kyoto de 1997. Chaque entité publique dispose d’un quota d’émissions annuelles de carbone qu’il répartit, gratuitement ou par vente aux enchères, entre différents acteurs de son périmètre, essentiellement dans le secteur de l’électricité et des entreprises industrielles les plus émettrices de gaz à effet de serre.

Chaque entreprise est tenue de respecter son quota. Le marché permet à celles qui le dépassent d’acheter des quotas à celles qui sont en dessous du leur pour garder un équilibre global.

En complément, un système volontaire d’échanges de « crédits carbone » permet aux entreprises d’obtenir des droits à émettre une quantité donnée de CO2. Elles financent en contrepartie des projets de développement de puits de carbone ou d’évitement d’émissions qui compensent cette même quantité de CO2.

Aujourd'hui, plus de 40 % de ces crédits sont associés au développement des forêts et à la préservation des prairies et zones humides (tourbières, mangroves, etc.).

D’après The Verge, le géant américain Microsoft vient de passer un accord avec Ørsted, une société danoise spécialisée dans l’énergie, afin d’acheter des crédits à hauteur de 2,76 millions de tonnes de dioxyde de carbone. Ce CO2 doit être capturé à la centrale électrique à copeaux de bois d’Asnæs, au Danemark, sur les 11 prochaines années. Grâce aux crédits que l’entreprise a achetés, cette dernière s’est en quelque sorte « offert » le droit de polluer pendant encore quelques années.

Ce mécanisme de crédits carbone est tout sauf vertueux, car il autorise le maintien d’un statu quo d’émissions sur la base d’une compensation largement incertaine.

Les tonnes de CO2 émises par une entreprise lors de la fabrication d’un produit sont éjectées dans l’atmosphère aujourd’hui et y resteront sur des centaines voire des milliers d’années. En parallèle, la séquestration de carbone promise via – par exemple – la reforestation, se fait dans le meilleur des cas quelques années plus tard, lorsque les arbres plantés deviennent matures… à condition qu’ils ne meurent pas ou ne brûlent pas.

Un quart des crédits carbone s'appuie sur le mécanisme REDD+ de l’ONU. Ils reposent sur l'identification de risques de déforestation et la quantification des rejets de carbone associés. Les entreprises qui achètent ces crédits financent la protection de la zone concernée et « évitent » ainsi (du moins officiellement) les émissions qui sont alors défalquées de leur bilan carbone.

C’est un moyen détourné d’acheter un droit à émettre une quantité supplémentaire de gaz à effet de serre. Dans les faits, une hypothétique augmentation des émissions de gaz à effet de serre liée à une menace sur un puits de carbone est remplacée par la certitude d’une augmentation des émissions par l’entreprise, sans garantie de création de puits pour les équilibrer.

Ainsi, la récompense pour l’évitement de la perte d’un puits s’accompagne de la création d’une nouvelle source nette de gaz à effet de serre ! Cerise sur le gâteau, le puits de carbone, auparavant un bien commun, se voit privatisé par l’acheteur de crédits puisque la capacité de séquestration sauvegardée est retirée du marché.

Il s’agit là en réalité d’un artifice comptable : ce système permet aux entreprises d'accroître leurs émissions réelles sans augmenter leurs émissions comptables en s’appropriant un puits de carbone existant.

Le Graal des entreprises adeptes du greenwashing

Les crédits carbone, ce blanc-seing à émettre, est une solution politico-économique qui retarde encore la décarbonation des processus des entreprises pourtant incontournable pour limiter le réchauffement climatique. C’est un encouragement au « business as usual » que de nombreuses entreprises comme Disney, Gucci ou encore Total Énergie utilisent à leur profit.

En 2022, le géant français du gaz et du pétrole a acheté des crédits carbone en finançant la plantation de 40 000 acacias au Congo. L’ONG Terres Solidaires a publiquement alerté sur le fait que :

« Les populations qui utilisent ces terres pour vivre se retrouvent ainsi privées de leurs moyens de subsistance. C’est aussi toute la biodiversité de cette région qui est menacée par la culture d’acacias, une plantation industrielle d’arbres à croissance rapide, qui ne poussent habituellement pas dans cette région. C’est un bouleversement pour tous les animaux, les plantes et les populations qui y vivent. […]

Les arbres en monoculture tels que les acacias présentent en réalité un faible potentiel de séquestration de carbone comparé à celui de forêts naturelles. Le GIEC a également mis en garde contre les monocultures qui consomment de grandes quantités d’eau et peuvent jouer un rôle négatif dans le dérèglement des écosystèmes. »

Derrière ce modèle de crédit carbone aux entreprises, la triste réalité est que la majorité d'entre elles déclare ne pas avoir de plan pour réduire ses émissions et décarboner ses fabrications, espérant une hypothétique innovation technologique pour nous sauver de la catastrophe.

En attendant, la réduction des émissions reste surtout un moyen de se donner une bonne image à peu de frais et d’augmenter ses marges en réduisant ses frais fixes (chauffage, déplacements, etc.), comme pour British Airways. La consultation de leur site donne la mesure du greenwashing mis en place par la compagnie autour du concept de « voyage aérien net zero ».

Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, British Airways déclare miser, comme Total Énergie, sur  la compensation carbone. Pas d'acacias ici, mais des mangroves au Pakistan qui sont adossées à des crédits carbone REDD+. En complément, la compagnie compte sur une technologie de capture et de séquestration géologique sur le long terme. Or, les professionnels s’accordent à dire que cette technique est coûteuse, non opérationnelle industriellement et qu'elle ne pourra être utilisée qu’à la marge pour les émissions résiduelles.

Des crédits carbone inexistants ou dépassant les capacités de la planète

En mettant tout bout à bout, les engagements des entreprises et des pays reposent sur des quantités irréalistes de séquestration terrestre du carbone. Dit autrement, il y a deux fois plus de forêts à recréer que de capacité à les planter. Cela correspond à 1.2 milliard d'hectares, soit la taille de la base de production alimentaire mondiale. Comme le souligne le socio-économiste Alain Karsenty : « il n’y a pas assez de terres disponibles pour compenser les émissions imputables aux énergies fossiles ».

Plusieurs enquêtes récentes ont par ailleurs révélé les raccourcis et exagérations à la limite de l’escroquerie pratiqués par les plus gros certificateurs mondiaux (Verra, Southpole) délivrant les crédits carbone. Ainsi, près de 95 % des compensations liées à des crédits carbone supposés protéger des forêts menacées, et utilisées entre autres par Disney, Shell, Gucci ou Volkswagen, n'ont aucun effet sur le climat. Les certificateurs ont en réalité exagéré la menace de déforestation sur les zones considérées et surestimé les effets bénéfiques des projets proposés.

Estimé à $50 milliards en 2050, le juteux marché carbone a de beaux jours devant lui

Les solutions au réchauffement climatique identifiées par les scientifiques sont sans ambiguïté : avant toute chose baisser les émissions, puis, quand ce n’est plus possible, absorber le résidu. Grâce au « machin » politico-économique qu’on appelle « marché carbone », les grandes entreprises détournent l’évidence avec la bénédiction des politiques.

Pire, en laissant s’installer le système de crédits carbone, ils favorisent l'accaparement des puits de carbone par les entreprises, pour produire toujours plus tout en se parant de vertus écologiques qu’elles n’ont pas. C’est non seulement du greenwashing, mais surtout la soustraction de ces puits de carbone du bien commun et leur privatisation, puisque leur fonction d’absorption se trouve affectée exclusivement au bénéfice de ces entreprises – et ce, sans compter les dégâts collatéraux sur les environnements et les populations locales (menace pour la biodiversité, expropriations, crises alimentaires, etc.).

Avec un marché carbone qui doit passer de 2 milliards de dollars aujourd’hui à 50 milliards en 2050 et ainsi attirer toutes les convoitises, ces pratiques douteuses semblent avoir encore de beaux jours devant elles.

Sourds aux multiples alarmes des scientifiques appelant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, les entreprises et les politiques cèdent aux sirènes d’une croissance infinie envers et contre tout. Les États-Unis, prompts à exploiter de nouveaux marchés, ne s’y sont pas trompés : ils sont de loin les premiers bénéficiaires des crédits carbone liés à la préservation des forêts…

Photo d'ouverture : Ivan Marc - @Shutterstock