Dans un contexte de réduction des approvisionnements en gaz russe bon marché, l’approche néolibérale de la Commission européenne en matière d’énergie semble fragilisée. Certains États européens font mine de rompre avec les logiques de marché préexistantes, ce qui fait dire à certains analystes que l’on assiste à une « dé-libéralisation » de l’énergie. Il faut pourtant se garder de tirer des conclusions hâtives. Bruxelles ne changera pas si facilement d’orientation.
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Depuis le début de l’année 2025, les parlementaires du Royaume-Uni travaillent sur un projet de loi intitulé Great British Energy Bill (« Grande loi britannique sur l'énergie »). Conformément aux engagements des travaillistes qui ont remporté les élections générales de juillet 2024, ce texte doit fixer les objectifs et attribuer des moyens financiers à une nouvelle entreprise publique de production et de fourniture d’énergie. Créée en octobre 2024, la Great British Energy Group Limited est la propriété du gouvernement et devrait être dotée de 8,3 milliards de livres sterling (près de 10 milliards d’euros) sur cinq ans, en partie alimentés par une taxe sur les énergies fossiles. Ses missions sont larges : produire, distribuer, stocker, fournir de l’énergie propre, mais aussi améliorer l’efficacité énergétique. À terme, elle devrait également coordonner le programme nucléaire.
Trente-cinq ans après les privatisations opérées par Margaret Thatcher dans le secteur électrique, Londres semble amorcer un mouvement contraire. La nationalisation de firmes privées ou de filiales étrangères n’est certes pas à l’ordre du jour de l’agenda travailliste, mais la concurrence d’une importante firme publique pourrait obliger les grands groupes à rogner sur leurs profits. On ne les plaindra pas. D’après le syndicat Unite the Union, les quatre géants de l’énergie (Centrica, E.ON, EDF et Scottish Power) ont engrangé 9,5 milliards de livres (11 milliards d’euros) de profits au cours de la seule année 2021, lorsque les prix ont explosé sur les marchés.
Sans le Brexit, ce revirement aurait-il été possible ? Sans doute pas. Car si le droit européen autorise l’existence d’entreprises publiques dans les secteurs concurrentiels comme l’énergie, il exclut toute aide publique qui fausserait la concurrence. Mais après la violente crise des prix de 2021-2023 et dans un contexte de réduction des approvisionnements en gaz russe bon marché, l’approche néolibérale de la Commission européenne est critiquée par plusieurs États membres, dont certains vont jusqu’à défier Bruxelles.
Certains États européens en rupture avec la logique de marché de l’UE
Durement touchée par la crise de 2007-2008, la Roumanie a dû solliciter une intervention de la « troïka » (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne et Union européenne) dont la contrepartie fut un vaste programme d’austérité comparable à celui appliqué en Grèce. Les privatisations dans l’énergie engagées en 2004 furent alors relancées. En 2013-2014, des parts minoritaires du capital des entreprises publiques Nuclearelectrica (opérateur des centrales nucléaires roumaines) et Romgaz (premier producteur national de gaz) étaient introduites en Bourse. Mais à la différence d’autres pays de l’Union européenne, la dérégulation n’alla pas plus loin, l’État restant actionnaire largement majoritaire. Au contraire, au début des années 2020, la flambée des prix de l’énergie a conduit le gouvernement à renforcer son contrôle et à limiter la concurrence.
En mars 2022, Bucarest a adopté une ordonnance d’urgence qui plafonnait les tarifs de l'électricité et du gaz pour les ménages et qui s’imposait à tous les fournisseurs. Même si les prix du mégawattheure en Bourse ont baissé depuis, ces mesures ont été maintenues. De plus, l’État roumain oblige les producteurs à approvisionner en priorité le marché national, ce qui réduit leurs possibilités d’exportations. Enfin, alors que la Roumanie est déjà le second plus grand producteur de gaz de l’Union européenne (après les Pays-Bas) et que d’importants gisements en eaux profondes ont été découverts en mer Noire, le gouvernement cherche à freiner les investissements étrangers, espérant sans doute profiter des retombées économiques de l’exploitation et mieux maîtriser les prix de vente.
Depuis 2023, la Commission demande à Bucarest de lever les restrictions à la tarification et à l’exportation de l’électricité et du gaz, qui sont jugées contraires aux articles 35 et 36 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ainsi qu’aux directives et règlements sur les marchés de l’énergie. Devant l’absence de réponse satisfaisante du gouvernement roumain, une procédure d’infraction a été ouverte. Si ce dossier est celui qui préoccupe le plus Bruxelles, il n’est pourtant pas le seul. Vingt autres États sur les vingt-sept que compte l’Union européenne font eux aussi l’objet de procédures pour transposition incomplète des règles sur les marchés intérieurs de l’électricité ou du gaz.
Même la très ordolibérale République fédérale d’Allemagne n’est pas satisfaite des règles européennes et ne s’en cache plus. Aux prises avec une perte de compétitivité, la troisième économie mondiale aimerait se protéger des fluctuations boursières de l’énergie. Plusieurs fois en 2024, le gouvernement a affirmé que le marché constituait un cadre trop incertain pour inciter aux investissements de long terme et a annoncé l’introduction d’un mécanisme de capacité national. Ce type d’outil existe dans plusieurs pays pour remédier aux « lacunes » des Bourses de l’électricité.
Généralement, il s’agit d’un autre marché : la disponibilité des capacités de production de pointe est mise aux enchères, ce qui crée un revenu qui vient s’ajouter aux recettes tirées de la vente de courant et augmente la rémunération des propriétaires des centrales. Mais pour Berlin, il faut un cadre à la fois incitatif et prévisible. Elle envisage donc de verser aux producteurs une redevance forfaitaire basée sur la taille de leurs installations. Autrement dit, pour attirer les investissements, les capacités de production électriques seraient subventionnées. Une rupture avec les logiques de marché préexistantes qui fait dire à certains analystes que l’Allemagne a entamé une « dé-libéralisation » de l’énergie.
Une rupture toute relative : le grand marchandage ne semble pas près de s’arrêter
Il faut pourtant se garder de tirer des conclusions hâtives. D’une part, les sondages pour les élections fédérales allemandes du 23 février donnent les chrétiens-démocrates largement en tête et rien ne dit qu’ils soient prêts à mener des politiques interventionnistes dans l’énergie. D’autre part, « l’Europe de l’énergie » a beau être critiquée, il est peu probable que Bruxelles change d’orientation. Pour renforcer la concurrence, elle mise en premier lieu sur l’intensification des échanges transfrontaliers d’électricité et de gaz.
Avant la libéralisation, ceux-ci faisaient l’objet d’accords bilatéraux entre États.À présent, les textes européens imposent une gestion par le marché. Les transactions aux frontières s’effectuent selon des règles harmonisées et c’est la « loi » de l’offre et de la demande qui détermine les quantités échangées et les prix. La principale « restriction » aux exportations et aux importations n’est pas règlementaire, mais technique : les lignes électriques ou les infrastructures gazières ont des capacités maximales que les opérateurs de ces interconnexions ne peuvent dépasser. Pour fluidifier les échanges d’énergie et aller vers un marché unique, il faut donc renforcer et étendre les réseaux transfrontaliers.
La Commission européenne s’y emploie en imposant des objectifs chiffrés aux États et en subventionnant des investissements jugés stratégiques. C’est le cas, par exemple, de l’interconnexion électrique entre l’Italie et l’Albanie. La première affiche les prix les plus élevés d’Europe occidentale tandis que la seconde produit presque toute son électricité grâce à des centrales hydroélectriques. Georgia Meloni espère faire baisser les factures des Italiens en important du courant d’origine renouvelable à bas prix.
En France, Emmanuel Macron n’est pas aussi impatient de voir le courant produit par des éoliennes ou des parcs photovoltaïques espagnols arriver massivement en France à des tarifs défiant toute concurrence. Madrid dénonce un blocage de Paris, qu’elle qualifie de « honte absolue », pour réaliser l’interconnexion Golfe de Gascogne. À l’inverse, les travaux du Celtic Interconnector entre la France et l’Irlande sont en cours. Lorsqu’elle sera opérationnelle, cette ligne sous-marine permettra aux producteurs français d’exporter dans un pays dont les consommations n’en finissent plus de grossir sous l’effet du développement du numérique… et du faible niveau de fiscalité dans l’île qui attire les grands groupes. Si la confiance dans les Bourses de l’énergie est entamée, le grand marchandage de l’électricité et du gaz ne semble pas près de s’arrêter pour autant.
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