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Varsovie exige des réparations historiques de Berlin ; la France refuse toute sortie du Marché européen de l'énergie ; Viktor Orban trouve un accord avec Bruxelles, et la taxe carbone aux frontières voit en fin le jour : tour d’horizon de l’actualité de la construction européenne.
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Berlin a opposé dernièrement une fin de non-recevoir aux exigences polonaises en matière de réparations historiques. Au titre des destructions et des exactions de masse commises par les Allemands en Pologne au cours de la Seconde Guerre mondiale, Varsovie avait fait savoir officiellement qu’elle estimait à 1300 milliards d’euros les réparations qu’elle pouvait exiger pour les crimes commis. L’Allemagne s’y refuse, donc, et refuse même d’entamer quelque négociation que ce soit à ce sujet, au motif qu’un accord définitif a été signé par les deux pays dès 1953.
Quoi que l’on pense du montant exigé et du principe même de ce type de réparations, sans être dupe par ailleurs de l’instrumentalisation du passé par le gouvernement polonais à des fins de politique intérieure, un constat s’impose : la grande aventure irénique et pacificatrice de la construction européenne ne suffit pas à apaiser les brûlures de l’Histoire.
Par-delà le cas limite de la Pologne – pays qui, après l’URSS, a le plus souffert des atrocités allemandes –, le conflit mémoriel et pécuniaire qui oppose Varsovie et Berlin illustre en fait crûment le déficit d’incarnation du projet européiste : près de soixante-dix après son coup d’envoi, et en dépit de son ambition de dépasser les nations en niant leur souveraineté et en oblitérant l’histoire propre à chacune d’entre elles, la primauté du sentiment d’appartenance à la nation persiste partout à travers le continent.
La participation de la Pologne à la construction européenne, l’ampleur des subventions qu’elle perçoit annuellement de Bruxelles ne sauraient avoir un impact profond sur cet état de fait, et ne suffit pas pour engager le transfert d’allégeance au profit de « l’Europe » dont l’UE a besoin pour résister à l’épreuve du temps. Une leçon à méditer, en France, par les responsables des partis de gouvernement, dont le zèle européiste conduit souvent à sacrifier l’intérêt national au profit d’un hypothétique intérêt bruxellois.
La France refuse toute sortie du Marché européen de l'énergie
Dernière illustration en date de ce travers spécifiquement français, l’opposition clairement affirmée du gouvernement à toute idée de sortie du Marché européen de l’énergie. Interrogés à ce sujet par des journalistes alors que des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer avec véhémence la dimension aberrante de ce marché et ses effets néfastes pour notre pays, le ministre de l’Économie ainsi que celui chargé des PME, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme, ont tenu à faire preuve de fermeté en campant sur leurs positions européistes.
Par leur indigence, les arguments mis en avant en disent long sur leur jusqu’au-boutisme idéologique : « Si on était sorti aujourd’hui du marché européen de l’énergie […] nous n’aurions pas eu l’électricité allemande dont nous avons eu besoin [dernièrement] », affirme ainsi Bruno Le Maire, se félicitant que le gâchis électro-nucléaire français ait pour conséquence une dépendance énergétique à l’égard de l’Allemagne charbonnière, et oubliant que l’électricité faisait évidemment l’objet de transactions commerciales internationales avant l’entrée en vigueur du Marché européen de l’énergie.
Quant à l’Espagne et au Portugal, qui ont imposé à la Commission une suspension d’un an de leur participation au marché européen, ils ne sont pas dans la même position : « La France n’est pas […] une péninsule », et la péninsule ibérique « n’importe pas d’énergie ni n’exporte d’énergie avec le Marché européen ». La dernière assertion, grossièrement fausse – pourquoi des pays autarciques auraient-ils participé jusque-là au Marché européen ? –, ruine la cohérence du propos. Si vraiment les relations commerciales de l'Espagne étaient inexistantes avec le reste de l’UE, la France ne serait pas le carrefour qui aujourd’hui justifie selon Bruno Le Maire son maintien dans le Marché.
Mais là n’est pas le plus important : la nullité de l’argumentation démontre une nouvelle fois que les dirigeants français sont prêts à tout pour sauver le projet européiste de l’effondrement qui le guette. S’ils s’exposent à un ridicule certain en le défendant à coup d’arguments vides de sens, ils lui sacrifient, plus gravement, les intérêts évidents de la France et des Français. Comme dans l’URSS de Brejnev, à l’époque de la fossilisation idéologique du système soviétique, un supplément d’ardeur idéologique est la seule option moralement et intellectuellement concevable : c’est de la foi en « l’Europe » salvatrice que viendra nécessairement le Salut.
Le Maire est pourtant conscient des graves imperfections du système en place, car il en critiquait déjà, en septembre 2021, le caractère « aberrant » et « obsolète ». Face à tous ceux qui dénonçaient à l’époque le mécanisme de formation des prix et la création d’une concurrence artificielle qui obligeait EDF à financer ses rivaux parasitiques, le ministre s’était alors engagé à faire preuve de diligence dans la refonte nécessaire de ce marché :
« Dès lundi [27 septembre 2021], à la réunion des ministres des Finances, je vais poser la question sur la table (…) je vais dire : le marché unique de l’électricité fonctionne selon des règles qui sont obsolètes. »
16 mois plus tard, rien n’a changé, évidemment. Mais l’idée d’une réforme « est à la table de travail de la Commission européenne au premier semestre 2023 » apprend-on. Si de puissants intérêts nationaux se sont longtemps opposés à toute idée de réforme, il semble cependant que l’impact de la guerre en Ukraine sur le prix de l’énergie rebatte les cartes.
Dans sa version actuelle, le Marché européen de l’énergie est un exemple achevé de ce que le néolibéralisme bruxellois peut produire de pire, car il associe, à la complexité bureaucratique, l’asservissement du Bien public et des États à de puissants intérêts privés, soucieux de se constituer une rente à peu de frais. Si, dans le cadre d’une réforme, les États retrouvaient la possibilité d’exercer à nouveau un peu de leur souveraineté dans ce domaine essentiel – au prix d’un recul de l’intégration européenne – il n’y aurait objectivement aucune raison de s’en plaindre. Affaire à suivre, donc.
Paix armée entre Budapest et Bruxelles
Après de longs mois de tension, un accord est intervenu le 14 décembre dernier entre la Hongrie et les autres membres du Conseil de l’UE, accord qui désamorce en partie le conflit opposant Budapest et Bruxelles. Alors que la première capitale a fait de la défense de sa souveraineté face aux empiétements de l’UE une priorité absolue, la seconde exerce un chantage financier et instrumentalise la défense de « l’État de droit » − dont elle est chargée depuis peu − pour imposer sa volonté au gouvernement (non exempt de critiques par ailleurs) de Viktor Orban.
Aucune des deux parties n’avait cependant intérêt à laisser le conflit s’envenimer. La Hongrie, d’abord, parce qu’elle a besoin des 12 milliards d’euros de fonds européens qui lui ont été alloués dans le cadre du plan de relance post-covid. Elle a obtenu de ses partenaires l’octroi de près de 6 milliards au prix de deux concessions modestes : une augmentation de sa fiscalité sur les entreprises et son accord de principe à un prêt européen de 18 milliards en faveur de l’Ukraine.
La Commission, de son côté, a renoncé dans l’immédiat à activer le « mécanisme de conditionnalité » dans le cadre duquel elle pourrait demander aux États membres de sanctionner financièrement la Hongrie pour non-respect de l’État de droit. Ce n’est peut-être que partie remise – le versement de plus de 6 milliards d’euros restant suspendus à des réformes de l’appareil judiciaire hongrois − mais les hésitations bruxelloises relèvent d’une prudence tactique tout à fait compréhensible.
L’arme juridique dont disposent la Commission et le Conseil est en effet à double tranchant : d’un côté, elle conforterait le pouvoir de la Commission sur les États, jetant les bases d’un super-État technocratique supranational dont on rêve à Bruxelles depuis des décennies ; d’un autre côté, une telle procédure serait difficile à défendre d’un point de vue moral, étant entendu qu’elle ne peut s’appliquer qu’à des États bénéficiaires nets du budget européen, sans moyen de riposte financière, en position de faiblesse du fait de cette dépendance.
Elle serait surtout périlleuse d’un point de vue politique, car elle poserait ouvertement la question de la légitimité de la Commission, ce qui n’est pas dans son intérêt, cette légitimité étant proche du néant. Elle pourrait donc difficilement exercer un tel pouvoir sans être contestée par ceux qui auraient à en souffrir, alimentant l’europhobie dans un pays où le rejet de l’UE est déjà majoritaire. Au niveau des États, enfin, le mythe d’une « Europe » fraternelle et émancipatrice en sortirait ébréché, au profit d’une version disciplinaire, sinon carcérale, du projet européiste.
Au point où elle en est rendue, l’UE ne peut se payer le luxe de porter atteinte aux illusions qui la fondent et qui, aujourd’hui plus encore qu’hier, sont indispensables à sa survie.
Taxe carbone aux frontières : une réforme en trompe-l’œil ?
C’est une annonce dont il faut peut-être se réjouir : pour la première fois dans son histoire, l’UE a accepté le principe d’un dispositif de type protectionniste à ses frontières. Dans les limbes depuis près de vingt ans, historiquement porté par la France, le « mécanisme d’ajustement carbone aux frontières » doit protéger les entreprises industrielles européennes du dumping écologique de leurs concurrentes implantées dans des pays ne disposant pas d’un marché carbone.
Dans les secteurs très polluants de la production de ciment, d’aluminium, de fer, d’acier, d’engrais, d’électricité et d’hydrogène, les entreprises hors UE devront à l’avenir acheter un certificat carbone pour écouler leur production sur le sol européen, dont le montant compensera l’absence ou la faiblesse réglementaire du marché du carbone dans leur pays d’origine. En contrepartie, une réforme du Marché du carbone européen a été négociée qui scelle la fin progressive des quotas d’émission gratuits jusque-là distribués aux industriels européens.
À priori positive, cette réforme appelle néanmoins quelques commentaires. D’abord, ses effets ne joueront pas pleinement avant une décennie, puisqu’elle est censée entrer en vigueur progressivement à partir de 2026-2027. Des incertitudes demeurent, notamment quant à la méthode d’évaluation du contenu carbone d’un produit. Elle suscite par ailleurs la plus vive inquiétude dans le milieu des industries importatrices des produits bruts concernés, qui vont mécaniquement voir leurs coûts de production s’accroître.
Plus fondamentalement, cette réforme ne vise pas à lutter contre la désindustrialisation, mais à accélérer la transition énergétique à l’échelle mondiale en diffusant le modèle européen à l’extérieur. Pour un pays comme la France, elle arrive bien tard : un grand nombre de sites de production polluants ont été délocalisés à l’étranger depuis vingt ans, parallèlement à l’affaissement de notre base productive industrielle.
S’il est heureux que l’UE se mobilise pour l’environnement, il faut regretter qu’elle soit restée auparavant tout à fait indifférente aux conséquences sociales destructrices de la désindustrialisation. Les millions d’ouvriers sacrifiés depuis des décennies, en France et ailleurs, sur l’autel de la « mondialisation heureuse » défendue bec et ongles à Bruxelles peuvent aujourd’hui constater avec amertume qu’ils auraient pu être protégés de la concurrence étrangère, mais que l’UE a préféré les abandonner.
Enfin, le produit de cette « taxe carbone », qui devrait avoisiner les 14 milliards d’euros chaque année, est destiné à abonder le budget général de l’UE. Bruxelles profite donc de la réforme pour s’approprier à une échelle jamais vue jusque-là la base fiscale des États, mais il serait, bien sûr, malséant de s’en offusquer.
Photo d’ouverture : Discours d'Ursula von der Leyen à la veille de la réunion du Conseil européen, Strasbourg, 14 décembre 2022 - Frederick Florin - @AFP
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