Le mouvement social contre les retraites commence à s’inscrire dans une perspective de lutte des classes. Nicolas Framont, sociologue, co-fondateur et rédacteur en chef de Frustration magazine, s’en réjouit. Auteur de Parasites (Les liens qui libèrent), il explique ici en quoi il n’existe pas de bon bourgeois ou de bon capitaliste d’après lui, et qu’il est nécessaire de recourir au rapport de force contre les bourgeois qui vivent du travail et des besoins vitaux des autres.
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Laurent Ottavi (Élucid) : Vous évoquez deux définitions du parasite. La première est celle d’un être qui vit aux dépens d’un autre sans le détruire. En quoi cela s’applique-t-il à la classe bourgeoise : aux dépens de qui vit-elle, par quels moyens ? Pouvez-vous rappeler, par la même occasion, ce qu’elle recouvre ?
Nicolas Framont : Le capitalisme est un mode de production qui n’est pas défini par le fait que l’on achète des choses, comme on l’entend trop souvent (la critique du « consumérisme ») mais par le fait que ces choses sont conçues, produites, transportées et vendues par des travailleurs qui ne reçoivent qu’une part infime de la valeur produite dans ce processus. Ce sont ceux qui possèdent les moyens de production, les capitalistes, c’est-à-dire la classe bourgeoise, qui en tirent les fruits et les accumulent avec le temps. La classe bourgeoise est cette classe sociale qui, progressivement, s’est enrichie sur le travail des autres, en le dirigeant au nom de la propriété.
L’exploitation du travail est sa principale source de revenu, et elle met en œuvre, via une classe intermédiaire qu’on nomme à Frustration la sous-bourgeoisie, une intensification régulière de cette exploitation, par le biais de différentes vagues de révolution managériales ou techniques décrites dans le livre : le travail à la chaîne au siècle précédent et, désormais, la mise sous pression psychologique des salariés. Mais précisons aussi que cette classe s’enrichit sur le dos de nos besoins, qu’ils soient fondamentaux ou sociaux (on pourrait dire « artificiels ») : le logement est par exemple un marché de plus en plus lucratif pour une bonne partie de la bourgeoisie française.
La bourgeoisie est donc une classe qui se nourrit de notre travail et de nos besoins vitaux. Elle est donc intrinsèquement parasitaire. Comment définir un bourgeois ? C’est quelqu’un dont les capitaux lui donnent du pouvoir sur le travail ou les besoins des autres. En ce sens, un patron propriétaire de son entreprise, un actionnaire ou un multi-propriétaire immobilier est un bourgeois. Certains sont des petits bourgeois, car leur emprise sur notre économie est très limitée, d’autres des grands bourgeois car ils contrôlent un ou plusieurs secteur clef.
Élucid : La deuxième définition que vous donnez du parasite est une perturbation ou un bruit électromagnétique qui trouble le fonctionnement d’un appareil ou superpose un bruit à un signal utile. Le lien avec votre livre, de prime abord, est moins évident. Que cherchez-vous à montrer dans ce cas ?
Nicolas Framont : J’ai filé la métaphore du parasitisme dans le livre. L’un des sens du mot « parasite » concerne en effet un bruit ou une sensation qui se superpose et perturbe les autres. En ce sens, l’idéologie bourgeoise est parasite. Selon moi, il est excessif de parler de « manipulation », de télévision qui nous lobotomise, de peuples « moutons » obnubilés par les récits du star-system bourgeois… autant de théories omniprésentes dans les milieux militants, de gauche ou gilets jaunes. Par contre, je crois que la bourgeoisie fait du bruit, qui nous empêche d’observer la réalité sociale et d’agir pour la transformer.
« Le système de valeur bourgeois, basé sur la "réussite" financière et sociale, nous empêche de nous concentrer sur l’amour des autres, la camaraderie au travail, le plaisir… »
Ce bruit, c’est celui que font les chroniqueurs des « Grandes Gueules » sur RMC, les grands artistes invités sur le plateau de « Quotidien », les polémiques lancées – parfois sur du vent – par la clique de « TPMP ». Il s’agit de faux débats, de paniques morales, d’inquiétudes feintes, qui s’imposent partout et nous empêchent de discuter de justice sociale et de réaction aux catastrophes climatiques… Le système de valeur de la bourgeoisie, basé sur la « réussite » financière et sociale vient lui aussi, au quotidien, nous empêcher de nous concentrer sur ce qui nous ferait du bien : l’amour des autres, la camaraderie au travail, le plaisir…
En quoi Total est-elle une entreprise « symptomatique du parasitisme français » ?
Total Energies coche les cases de plusieurs formes de parasitisme : un parasitisme sur le travail de milliers de salariés dans le monde, dont nombre d’entre eux ont fait grève l’automne dernier pour obtenir une meilleure répartition des immenses richesses produites, et accaparées par des actionnaires qui n’ont jamais été aussi riches. Un parasitisme politique, celle d’une ex-entreprise publique privatisée dont les actionnaires bénéficient du soutien de l’État sans la moindre contrepartie, et avec une fiscalité fort avantageuse.
Un parasitisme écologique que subissent surtout les pays africains où l’entreprise continue de construire des infrastructures. Or, on sait désormais que Total comme ses concurrents nord-américains connaissait bien avant le grand public la réalité du changement climatique lié aux énergies fossiles. Mais plutôt que de travailler à sa reconversion rapide, l’entreprise investit dans son green washing (d’où le changement de nom) et la rémunération croissante de ses actionnaires.
De même que vous refusez de faire la distinction entre une petite bourgeoisie « vertueuse » et une grande bourgeoisie « coupable », vous rejetez la distinction entre le « bon » capitaliste et le « mauvais ». Pourquoi y voyez-vous de fausses oppositions ?
Je pense qu’il faut sortir des qualifications morales si l’on veut changer la société et la rendre plus juste. Il y a, en France, une certaine sympathie pour la figure du « petit patron ». Il est mieux perçu par les citoyens et il est constamment pris en exemple, voire en alibi pour justifier des mesures (de réduction du droit du travail par exemple, de maintien d’un SMIC faible), par la grande bourgeoisie. Pourtant, très objectivement, les conditions de travail et d’exploitation des salariés ne sont pas meilleure dans les petites et moyennes entreprises (PME, jusqu’à 500 salariés).
Au contraire : en dessous de 50 salariés, la représentation des salariés est beaucoup plus faible. Dans les petites entreprises, les gens sont moins bien payés que dans les grandes. La violence et l’arbitraire d’un patronat « familial » n’a souvent rien à envier à celle d’une entreprise du CAC40… Alors pourquoi faire une si grande différence ? Dans les faits, il se passe la même chose : la confiscation, par celui qui possède, du fruit du travail de celui qui bosse.
« Entrepreneur ou pas, les grands capitalistes sont là pour générer du cash pour eux et leurs actionnaires. Tout le reste n’est qu’une question d’image. »
Il en va de même parmi les figures de la grande bourgeoisie. On a tendance à opposer les « capitaines d’industrie » des financiers, mais cette distinction n’existe pas réellement. Bernard Tapie qui reprend Manufrance l’a affaibli pour en tirer le plus d’argent possible, comme il a fait avec les usines Wonder. « Entrepreneur » ou pas, les grands capitalistes sont là pour générer du cash pour eux et leurs actionnaires. Tout le reste n’est qu’une question d’image. Et cette image mérite toujours d’être creusée : dans le livre, je reviens sur le cas Leclerc, père et fils, ce dernier étant, selon un sondage, le « patron préféré » des Français. Leur vertu n’est construite qu’à grand renfort de communication. Dans les faits, les Leclerc ont été à l’avant-garde de la précarisation de l’emploi, de la répression antisyndicale et de l’écrasement financier des agriculteurs.
Il ne faut pas s’en prendre à la bourgeoisie parce qu’elle serait méchante, mais parce qu’elle est nuisible : ses intérêts la porte à aller à l’encontre de ceux de la majorité de la population et, désormais, du vivant tout entier. Un bourgeois vertueux est, dans cette logique, un bourgeois qui renoncerait à posséder, exploiter et influencer. Bref, il ne serait plus un bourgeois.
Vous avez été collaborateur parlementaire. Qu’est-ce que cette expérience vous a appris sur les liens entre les grands patrons et le monde politique et en quoi vous permet-elle de mieux saisir ce que vous appelez la classe parasite ?
J’ai été collaborateur de groupe parlementaire de juillet 2017 à avril 2019. Durant ces deux années, des lois extrêmement régressives pour la société et favorable au patronat ont été adoptées : ordonnances réformant le code du travail, réforme de l’assurance chômage et de l’apprentissage, suppression de l’ISF, pérennisation du CICE… Ce qui m’a frappé, c’est de constater à quel point le lobbying était presque inutile : l’appartenance de classe des députés de la majorité présidentielle, leurs liens d’intérêts (des ministres issus du privé, avec un gros patrimoine financier, des députés ex-cadres sup etc.) les rendent totalement perméables aux besoins du patronat.
Pas besoin de lobbyiste discret et malin pour faire passer ses lois : il suffit que les députés vivent leur vie, qui les rend proches de la bourgeoisie dont ils font souvent partie. Mais même lorsqu’ils ne font originellement pas partie de ce monde, le niveau de vie très élevé, qui est le leur du fait de leurs indemnités et de leurs frais de mandat, leur font perdre rapidement le sens des réalités sociales. L’Assemblée Nationale est une institution bourgeoise, pour les bourgeois par les bourgeois. Il est très difficile d’y tenir un discours différent des intérêts des classes dominantes.
Le parasitisme politique recouvre cette idée selon laquelle les institutions sont forgées pour que s’y sentent bien les membres de la bourgeoisie et mal ceux des classes laborieuses. J’étais frappé de voir comment, lors des débats sur le droit du travail, les députés LREM disaient « collaborateurs » à la place de salariés, comme s’ils étaient encore au conseil d’administration d’une boîte privée.
Mais en Ve République macroniste, le Parlement a surtout un rôle symbolique. C’est au niveau du gouvernement que les choses se jouent et, à ce niveau, la sympathie directe et immédiate avec le grand patronat est totale, comme je le démontre avec plusieurs exemples dans le livre.
« La bourgeoisie et ses représentants ont tout intérêt à invisibiliser la lutte des classes. »
Par quels moyens la classe bourgeoise impose-t-elle ses représentations aux gens qui ne font pas partie de son monde ? Le discours sur la méritocratie joue-t-il un rôle tout particulier ?
Oui, car la bourgeoisie et ses représentants ont tout intérêt à invisibiliser la lutte des classes. Pour cela, rien de mieux que de faire croire que nous vivons dans une société ouverte, avec un « ascenseur social » parfois grippé mais globalement présent, où chacun peut trouver sa place en fonction de son talent et de son travail. Forcément, c’est une vision bien plus apaisante que la réalité sociale où les rôles dominants, que cela soit dans le champ politique, culturel ou économique, sont principalement distribués à la naissance !
Le récit de soi, ou storytelling, est une composante essentielle de la mystification bourgeoise. Il suffit de lire Challenges ou Les Échos ou même Le Monde pour constater que le portrait qui est fait de nos dirigeants, en particulier d’entreprise, est truffé d’exagérations, d’omissions et de mensonges. Les grands patrons français, qui sont tous des héritiers, sont repeints en créateurs audacieux, en conquérant. Les origines de leur richesse – l’héritage mais aussi la prédation, l’exploitation et le colonialisme – sont systématiquement passés sous silence. On manque donc d’éléments clairs sur eux et on peut d’autant plus facilement croire qu’ils sont des « entrepreneurs » avant d’être de simples bourgeois.
La diffusion des codes de la bourgeoisie, par exemple le fait de ne pas prendre en compte la division en classes de la société, est aussi d’après vous une raison de l’échec des oppositions aux réformes décidées par la classe parasite. Pouvez-vous en donner des exemples, y compris concernant les Gilets Jaunes ?
Je n’irai pas donner des leçons au mouvement des gilets jaunes, à de nombreux égards exemplaire. Mais s’il se reproduit, je pense qu’il faudrait autant se tourner vers l’État que vers le patronat qui a été un peu trop épargné. Les autres mouvements sociaux, souvent bien encadrés par les grands syndicats et les partis de gauche, ont trop souvent tendance à considérer qu’un gouvernement bourgeois pourrait « entendre » les revendications et penser d’abord à « l’intérêt général » à condition qu’on lui explique bien.
Or, on le voit en ce moment avec le mouvement contre la réforme des retraites : le gouvernement sait bien que les classes laborieuses s’oppose et qu’elle va subir négativement l’allongement de la durée de cotisation. Mais il le fait quand même, car c’est pour la bourgeoisie qu’il gouverne. Je pense que par conséquent, le mouvement social prend acte de cette dimension et commence à s’inscrire dans une vraie perspective de lutte des classes, avec grève générale à la clef. C’est un tournant majeur et enthousiasmant.
« La grève et le blocage de l’économie va faire mal au patronat et donc au gouvernement qui le sert. »
La question du blocage est soulevée par le sujet de la réforme des retraites. Or, vous affirmez dans votre livre la nécessité de réapprendre le rapport de force. À quoi songez-vous précisément ?
Le mouvement contre la réforme des retraites est (trop) longtemps resté cantonné à des actions de démonstration de force, visant à exposer le nombre des opposants et favoriser ainsi un infléchissement du gouvernement. Ça n’a pas fonctionné. Comme dans une entreprise régie avant tout par la loi des actionnaires, le dialogue social à l’échelle d’un pays régi par la loi des possédants n’est pas possible.
Il faut donc arrêter de dialoguer vainement et s’imposer de tout son poids face à l’adversaire. C’est ça le rapport de force : c’est trouver ce qui peut faire mal à l’autre pour le faire plier face à nous. La grève et le blocage de l’économie va faire mal au patronat et donc au gouvernement qui le sert.
D’après les sondages que vous citez, la lutte des classes est une réalité pour une majorité de Français. Comment expliquer alors que cette grille de lecture se signale surtout par son absence dans les mots et dans les actes ?
Je ne pense pas du tout qu’elle soit absente des mots comme des actes, mêmes si les termes ne sont pas les mêmes. La conflictualité au travail est forte, même si elle n’emprunte pas forcément les voies traditionnelles. La grande démission ou le sabotage silencieux (ce que les médias mainstream appellent le « quiet quitting ») en sont des illustrations. La défiance envers les plus riches, la montée d’un discours anti-milliardaire en sont d’autres.
D’une façon générale, en France comme ailleurs dans le monde, notamment au Royaume-Uni et aux États-Unis (des pays pas connus pour leur marxisme latent) les conflits sociaux sont très intenses, et nous n’en sommes qu’au début. Il est vrai que la lutte des classes n’est pas encore un discours parfaitement répandu dans la société, mais cela progresse très fortement.
Il y a encore dix ans, parler de « bourgeoisie » ou de « capitalisme » était réservé à quelques groupuscules d’extrême-gauche. Désormais, même parler de « guerre des classes » est devenu acceptable et courant. Du travail culturel reste à faire, en parallèle au travail organisationnel pour structurer les classes dominées. Un livre comme Parasites et un magazine comme Frustration se donnent cette mission.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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