La réforme des retraites défendue actuellement par le gouvernement n’est que la dernière en date d’une interminable succession de réformes. Présentées à chaque fois comme inévitables et comme preuve du « courage » et de la « responsabilité » des dirigeants, elles révèlent en réalité l’échec d'un système néolibéral soutenu avec constance par tous les gouvernements depuis quarante ans.

Article Société
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publié le 07/02/2023 Par Éric Juillot
« Sauver les retraites » ou sauver le néolibéralisme ?
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Balladur en 1993, Juppé en 1995, Raffarin en 2003, Sarkozy en 2007, Woerth en 2010, Touraine en 2014 : depuis trente ans, les réformes des retraites se sont succédé à un rythme soutenu. Systématiquement imposées – sauf en 1995 – à un corps social récalcitrant, elles ne sont jamais parvenues à assurer durablement le financement des retraites, dont le système semble voué à une régression sans fin. Il est déjà acquis, en effet, que la réforme actuelle ne sera pas la dernière.

L’allongement de la durée des cotisations (de 37,5 ans à 40, puis 42 ans), le recul de l’âge légal du départ en retraite, les nouveaux modes de calcul des pensions, les malus, les décotes… Aucune de ces atteintes aux acquis sociaux des Français ne semble à même de sauver une fois pour toutes notre système de retraites. Pire, leur somme finit par le dénaturer : comme le précise l'économiste Michael Zemmour, la réforme en cours constitue une rupture, un « nouvel âge », marqué par « la réduction volontaire de la durée et du montant des pensions ».

Une telle situation est d’autant plus paradoxale que jamais une réforme n’aura été aussi peu nécessaire, selon les dires de la plupart des experts, à commencer par ceux du Conseil d’Orientation des Retraites (COR).

La démographie : un argument dépassé

Depuis les années 1990, la démographie a toujours été utilisée dans les débats publics comme un argument massue destiné à faire taire les opposants à la réforme. Face à sa loi d’airain, chacun était sommé de s’incliner ; le vieillissement inexorable de la population française augmentant mécaniquement les besoins de financement du système des retraites, il fallait de toute urgence, pour le sauver, diminuer les droits des travailleurs.

S’il avait pour lui une réalité objective – la France est passée de 3 actifs pour un retraité en 1975 à 1,4 en 2014 – l’argument démographique permettait aussi de couper court au débat, dispensant de s’interroger sur des pistes différentes de celles que le gouvernement proposait (telles que l’augmentation des cotisations) ou, plus profondément, sur la faiblesse de la croissance et sur l’ampleur du chômage – source foncière du déficit du régime des retraites.

Or, il faut le constater, cet argument n’est plus aujourd’hui utilisable et le gouvernement, pour l’essentiel, l’a exclu de ses éléments de langage. Si le système a un temps été menacé par l’arrivée des baby-boomers à l’âge de la retraite à partir du milieu des années 2000, la disparition de ceux qui sont encore en vie dans la décennie à venir, dans un contexte où l’espérance de vie ne progresse plus, éloigne le spectre d’une faillite financière, d’autant que les classes d’âge du mini baby-boom des années 2000 rentrent de leur côté dans la vie active et commencent de ce fait, par leurs cotisations, à financer le système.

Le Président du COR, auditionné par les députés, est donc affirmatif : « Les dépenses de retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées. Dans la plupart des hypothèses, elles diminuent plutôt à terme ».

Quand un coin du voile se lève

La faiblesse et la médiocrité des arguments politico-médiatiques visant à défendre cette nouvelle réforme compliquent sérieusement le travail de persuasion de ses partisans : la « pédagogie » sans cesse convoquée pour « éclairer » un peuple considéré comme borné et réfractaire doit, pour se déployer, disposer de points d’appui solides. Tout à leur quête fébrile de ces points d’appui, le pouvoir en place et ses relais médiatiques en sont réduits à les rechercher dans un cadre plus large, à leurs risques et périls.

Travailleurs et retraités sont ainsi invités à se réjouir de ce que la réforme ait pour ambition foncière de contribuer à la baisse des dépenses publiques dans notre pays. Le « programme de stabilité » envoyé l’été dernier par la France à Bruxelles l’explique clairement, tout comme le projet de loi de finances 2023. Dans ce dernier document, il est précisé en effet que « les administrations de sécurité sociale participeront à la maîtrise de l’évolution des dépenses, permise notamment par la réforme des retraites ». Il n’est pas certain cependant que cette soumission volontaire à la doxa néolibérale soit de nature à vaincre l’opposition à la réforme, largement majoritaire selon tous les sondages.

Grève générale en protestation à la réforme des retraites, Place d'Italie, Paris, 31 janvier 2023 - Alain Jocard - @AFP

Aussi, le gouvernement cherche-t-il un appui plus circonstancié du côté du patronat, en associant cette réforme à la baisse de la fiscalité des entreprises. Le projet de loi de finances ajoute ainsi que :

« Cette maîtrise de la dépense permettra de poursuivre la stratégie de baisses des prélèvements obligatoires […] afin de soutenir […] la compétitivité des entreprises [via] la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sur deux ans. »

Si l’affirmation associe étrangement deux budgets distincts – celui de l’État et celui des organismes de sécurité sociale –, il est censé faire mouche dans l’esprit des employeurs, la baisse de la fiscalité des entreprises ayant pour corrélat nécessaire la baisse globale de la dépense publique. D’où l’appel de Bruno Le Maire au patronat, censé soutenir la réforme « avec enthousiasme, avec détermination ». Il apparaît donc que les droits sociaux doivent régresser dans notre pays pour rendre possible l’approfondissement d’une politique de l’offre dont chacun peut constater la tragique inefficacité – en dépit de son coût gigantesque –, depuis que la France, alors dirigée par François Hollande, s’y est engagée sans retenue, avec le CICE comme dispositif phare.

Cette politique, qui vise à baisser le « coût » du travail en France pour limiter autant que possible l’effet néfaste du libre-échange généralisé sur l’emploi, ne peut pas être mise en question : dans le cadre macroéconomique contraignant du néolibéralisme bruxellois, elle constitue le seul levier d’ampleur sur lequel le gouvernement peut jouer pour se donner l’illusion d’agir. Mais il s’agit là d’une course sans fin à la compétitivité, à laquelle il faut sacrifier toujours davantage, en dépit des 160 milliards d’euros d’argent public dont les entreprises bénéficient déjà chaque année. La réforme des retraites trouve dans cette fuite en avant une de ses justifications les plus profondes, bien que vide de sens.

Retraite et géopolitique planétaire !

Ce n’est cependant pas dans la prose gouvernementale, mais dans les colonnes du Monde, que se trouve l’argumentation la plus extravagante en faveur de la réforme. Dans son désir de hisser au plus haut degré la compréhension des enjeux qu’elle soulève, l’éditorialiste Françoise Fressoz atteint la stratosphère. Qu’on en juge : la réforme doit selon elle « permettre d’augmenter durablement le volume de travail en France, au moment où le pays et ses alliés européens sont confrontés au retour de la guerre à leur porte et à l’affrontement sino-américain ».

La géopolitique planétaire au secours de la réforme des retraites, il fallait y penser… Si l’intention était d’en appeler au sens des responsabilités des citoyens, cette invitation à élargir le regard pour mieux apprécier le caractère indispensable de la réforme fait cependant long feu. Pour s’en tenir aux seules considérations géopolitiques, que faut-il comprendre en effet : que cette réforme a pour objectif de contrer l’effet autodestructeur des sanctions économiques infligées à la Russie par les 27 ? Qu’elle permet d’atténuer le choc pour l’économie française de l’Inflation reduction act voté par le Congrès américain et qui inquiète nombre de décideurs de ce côté-ci de l’Atlantique ?

C’est ce que suggère le propos, sans entrer toutefois dans des détails qui en révéleraient le caractère incongru. En voulant faire flèche de tout bois, l’argumentaire pro-réforme finit par rater sa cible ; loin de démontrer que la sagesse et la raison commandent l’adhésion à la réforme, il permet, à l’inverse, de saisir ce qu’elle a de purement idéologique.

À travers elle, il ne s’agit en fait que d’acheter encore un peu de temps à un ordre idéologique néolibéral condamné par l’ampleur de son échec, dont l’approfondissement aggrave le déclin économique et social qu’il a initié au milieu des années 1980, et que défendent aujourd’hui ceux-là seuls qui n’ont pas à en souffrir, c’est-à-dire les membres du bloc bourgeois dont l’actuel président est le champion.

Si ce système avait stimulé la croissance économique comme il promettait de le faire lorsque tout le monde s’y rallia, il n’y aurait jamais eu aucun problème de financement de la protection sociale ou de l’activité de l’État. Mais, comme le reconnaît au détour d’une phrase un expert interrogé par Le Figaro, « le rythme de croissance ralentit graduellement depuis 30 ans en France », sans que les causes en soient précisées. Peut-être s’agit-il d’un fait de nature ?

La véritable interrogation, la seule qui puisse restaurer l’Avenir, consisterait pourtant à mettre en doute les piliers du système macroéconomique qui président à ce ralentissement : si ce dernier a des causes multiples, il n’est guère défendable de soutenir que des éléments aussi structurants que le libre-échange, la libre circulation des capitaux, l’indépendance de la banque centrale ou la monnaie unique européenne ne compteraient pour rien dans son explication. Mais, en tant que principales réalisations de la construction européenne, ces structures sont idéologiquement intouchables ; plutôt que de les remettre en cause, il convient de s’adapter sans fin à leurs conséquences funestes.

Le Monde voit d’ailleurs dans la réforme des retraites « une indication [donnée] à nos partenaires européens », manière de rappeler par un euphémisme qu’au sein de l’UE, la crédibilité d’un dirigeant dépend de son aptitude à infliger à son pays des régressions sociales d’ampleur, sous la surveillance tatillonne de la Commission européenne. À ce « Meilleur des Mondes » néolibéral, il faut espérer qu’une mobilisation populaire massive pourra faire obstacle.

Photo d'ouverture : Banderoleavec les portraits d'Elisabeth Borne, Emmanuel Macron et Olivier Dussopt, rassemblement organisé par le syndicat Force ouvrière (FO) contre le projet de réforme des retraites du gouvernement, Rennes, 10 janvier 2023 - Damien Meyer - @AFP

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