Pourquoi la matière peut-elle être stable ou instable et quelles en sont les conséquences ? Dans ce troisième article sur les mécanismes fondamentaux de la matière, Élucid vous propose de mieux comprendre la problématique de la stabilité de la matière, qui a des conséquences très concrètes, telles que la radioactivité, l’utilisation de l’énergie émise par les réactions nucléaires pour produire de l’électricité ou encore notre propre existence.
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1 - Atomes : au cœur de la matière
2 - Les forces nucléaires à l'origine des éléments chimiques
3 - Stabilité et instabilité : Fusion, Fission et Radioactivité
4 - Fabriquer un élément : les alchimistes modernes
I. La carte des noyaux
Les physiciens ont l’habitude de représenter les noyaux sur un graphique, qui les distribue en fonction du nombre de protons et de neutrons qu’ils contiennent – c’est le diagramme de Ségré, communément appelé carte des noyaux, ou carte des isotopes ou encore carte des nucléides.
La zone vert foncé correspond aux 3 500 noyaux connus, dont les près de 300 stables.
Les lignes roses correspondent aux limites théoriques d’existence des noyaux (drip lines) connues avec incertitude. Au-delà de ce nombre de nucléons, des protons ou des neutrons supplémentaires ne pourraient plus se lier au noyau (cf. article précédent).
La drip line "Protons", située à gauche de la ligne des noyaux stables (calculée pour maximiser l’énergie de liaison dans le modèle de la goutte liquide), correspond aux noyaux qui ont trop de protons. Quand on en rajoute un, il apporte un peu de force nucléaire à ses voisins, mais une répulsion électrostatique à tous les autres protons, plus de l’énergie d’asymétrie. On ne peut donc avoir un fort excès de protons, et on a donc déjà bien étudié et délimité cette zone, qui est proche des noyaux stables.
La drip line "Neutrons", située à droite de la ligne des noyaux stables, correspond aux noyaux qui ont trop de neutrons. Quand on en rajoute un, il apporte un peu de force nucléaire à ses voisins, et de l’énergie d’asymétrie, mais aucune répulsion électrostatique. On peut donc avoir un fort excès de neutrons, parfois jusqu’au double des protons. Cette drip line est donc éloignée des noyaux stables, et on la connait mal.
La zone vert clair correspond aux nombreux noyaux qui restent à découvrir.
II. La stabilité nucléaire
La carte des noyaux se limite généralement aux noyaux connus. Quand on observe le graphique, on note que la bande de stabilité des atomes s’éloigne de plus en plus de la première bissectrice (représentant l’égalité du nombre de protons et de neutrons, N=Z).
Ceci est cohérent avec la formule de la goutte liquide, qui indique que la stabilité maximale est atteinte pour une valeur d’environ N ≈ Z*(1+0,0154*A2/3). C’est cette formule qui permet de décrire la vallée de stabilité théorique visible sur le graphique ci-dessus. Elle correspond au fait que la répulsion électrostatique, de portée « infinie », augmente comme Z², mais que la force nucléaire de courte portée, augmente comme A.
Ainsi, à part le noyau d’hydrogène commun (1
1H0), particulier car ne comprenant en fait qu’un seul proton (d’où son nom de protium), et l'hélium-3 (3
2He1), aucun noyau stable ne possède plus de protons que de neutrons. Les éléments les plus légers (jusqu’au calcium 40
20Ca) sont stables avec un nombre de neutrons égal au nombre de protons (N=Z, comme l’oxygène 16
8O), mais, ensuite, les plus lourds nécessitent jusqu’à 50 % de neutrons en plus (N ≈ 1,5 x Z, comme l’uranium 238
92U avec 92 protons et 146 neutrons) pour être stables.
Certains noyaux ne possèdent aucun isotope stable pour certains nombres de protons ou de neutrons. Ceci explique les « trous » observés au niveau de la courbe de stabilité, soit pour les neutrons (N = 19, 21, 35, 39, 45, 84, 115 et 123), soit pour les protons (Z = 43 et 61). On observe bien l’effet stabilisant des nombres magiques (2, 8, 20, 28, 50, 82 et 126) tant au niveau des neutrons que des protons, via le nombre important d’isotopes stables utilisant ces nombres dans ces combinaisons.
Il existe au final 80 éléments avec au moins un isotope stable, le plus lourd étant comme on l’a vu le plomb (82Pb). Au-delà, on trouve quelques éléments radioactifs à disparition extrêmement lente (se comptant en centaines de millions ou milliards d’années), comme certains isotopes de l’uranium (92U). Ces éléments stables ou quasi-stables sont couramment appelés « les éléments primordiaux », car ils existaient avant la formation de notre planète.
Il est également possible de représenter sur le tableau de Mendeleïev la répartition entre les isotopes pour tous les éléments stables ou quasi-stables.
III. La vallée de stabilité
On note que, pour un nombre de nucléons donné A, la formule de Weizsäcker de la goutte liquide indique que l’énergie de liaison (ou son inverse, la masse restante des nucléons) se réduit à une équation quadratique en fonction de la charge Z (c’est-à-dire de type EL(Z)=aZ²+bZ+c).
En termes plus simples, cela signifie que la masse de tous les atomes ayant le même nombre de nucléons se distribue toujours selon une parabole, dont le point le plus bas sera le noyau le plus stable de ces isobares. Et c’est bien ce que l’on constate : par exemple, de tous les noyaux de 117 nucléons, c’est l’étain-117 qui est le plus léger, donc le plus solidement lié. Ce métal ayant 50 protons, on a une nouvelle illustration des nombres magiques : l’étain est même l’élément chimique qui a le plus d’isotopes stables, à savoir dix.
Le graphe précédent représente donc la masse unitaire des nucléons en fonction du nombre Z de protons, pour un nombre total de nucléons (noté A) donné.
Si l’on généralise cette présentation pour l’ensemble des éléments atomiques, nous allons voir apparaître une « vallée de la stabilité » avec les éléments les plus stables dans le creux de la vallée et les éléments les plus instables sur les pentes de celle-ci. Pour construire cette représentation en 3D, il faut mobiliser 3 graphiques différents :
Tout d’abord la masse moyenne par nucléons en fonction du nombre de nucléons A.
Ensuite la carte des masses atomiques par nucléon :
Et enfin, la carte des énergies de liaison par nucléon (qui est en fait la représentation inverse de la précédente, masse et énergie étant inversement liées) :
En combinant les trois graphes précédents, on obtient une vision en trois dimensions (selon un axe N neutron, un axe Z proton et un axe pour la masse) représentée sur le graphique ci-dessous par une vue de face, de coupe et « de dessus ». La « vallée de stabilité » que l’on voit ainsi apparaître est semblable à une vue en trois dimensions d’une vallée dont le fond serait parcouru par une « rivière » composée uniquement de noyaux stables.
Dans la nature, l’eau s’écoule des bords d’une vallée vers la rivière par gravité, cherchant à minimiser son énergie potentielle. De manière analogue, les noyaux radioactifs cherchent à diminuer leur masse pour maximiser leur énergie de liaison, et finissent par se transmuter, de façon plus ou moins rapide, en d’autres éléments stables, qui reposent au fond de la « vallée de stabilité ».
Dans cette métaphore imagée qui correspond très bien à la situation réelle, les noyaux stables reposent dans la rivière des éléments stables au fond de la vallée. Les parois de la vallée sont constituées d’atomes radioactifs, ayant un excès de protons d’un côté, et de neutrons de l’autre.
La partie basse des pentes correspond aux noyaux connus, alors que la partie haute correspond à ceux qu'il reste à découvrir, et qui cesse aux drip lines. Comme cela a été vu précédemment, la drip line des neutrons est mal définie, vu que cette zone a été encore peu explorée.
IV. L'instabilité nucléaire : la radioactivité
La radioactivité est le phénomène physique par lequel des noyaux atomiques instables se désintègrent spontanément en d'autres noyaux plus stables en émettant un rayonnement (c’est-à-dire une émission d'énergie et/ou de particules).
On appelle « demi-vie » (aussi dénommée période radioactive) la durée au bout de laquelle la moitié des atomes radioactifs ont disparu. Elle varie de quelques microsecondes à des milliards de milliards d’années (pour le Tellure 128 ou Bismuth 209 par exemple). La quantité d’un isotope radioactif est ainsi divisée par environ 1 000 toutes les 10 demi-vies.
Rappelons qu’on a observé à ce jour 118 éléments chimiques :
- dont 94 sont présents naturellement sur Terre ;
- dont 83 sont primordiaux, c’est-à-dire présents sur Terre depuis sa formation ;
- dont 80 comportent au moins un isotope stable (tous ceux ayant moins de 83 protons, sauf les éléments 43 et 61), les autres sont uniquement radioactifs (mais 3 ont un isotope quasi stable, les rendant primordiaux comme l’uranium).
Au-delà du Plomb (Z=82), plus aucun élément n’est stable. Au-delà de l’Uranium (Z=92), plus aucun élément n’est même quasi-stable ; on les nomme les Transuraniens.
Tous les éléments au-delà du Plutonium (Z=94) sont entièrement synthétiques. Ainsi, l’Einsteinium (Z=99) est le dernier élément à avoir été produit en quantité macroscopique en laboratoire. Ces éléments lourds sont très onéreux, le Plutonium valant par exemple 4 000 € le gramme, le Californium (Z=98) étant le plus lourd et le plus cher à ce jour avec plus de 25 millions d’euros le gramme.
À partir du Rutherfordium (Z=104), plus aucun élément n’a de demi-vie supérieure à quelques secondes voire minutes (sauf le Dubnium, Z=105, quelques heures) ; on appelle ces éléments les Transactinides ou, plus simplement, les éléments superlourds.
Lorsqu’on représente les demi-vies de chacun des 3500 isotopes d'éléments connus, on observe que les 3 200 qui sont radioactifs possèdent majoritairement de courtes périodes radioactives : le tiers de ces éléments a une demi-vie inférieure à 1 seconde, et 85 % en ont une inférieure à 1 heure.
On observe ainsi que plus un isotope s’éloigne de la vallée de stabilité (zone violette), plus il tend à être instable et donc à avoir une courte demi-vie.
V. Les différents types de désintégrations radioactives
La radioactivité tend donc à faire revenir les noyaux instables vers la vallée de stabilité, où l’énergie de liaison est maximale. Pour atteindre la stabilité, ces noyaux vont devoir subir une série de désintégrations radioactives. Elles vont permettre au noyau de se rapprocher d’une forme sphérique – l’excès d’un type de nucléons le déformant.
En général, pour des raisons d’efficacité énergétique, le noyau instable ne va pas simplement rejeter un de ses nucléons excédentaires, ce qui consommerait une énergie égale à l’énergie de liaison par nucléon, qui est très élevé. Ainsi, les principaux types de désintégrations qui existent sont :
- la désintégration α (alpha), pour les noyaux très lourds, avec éjection d’un noyau d’hélium (2 protons + 2 neutrons), qu’on appelle dans ce contexte une particule α (noyau doublement magique très solide) ;
- la désintégration β− (bêta moins), avec transformation d’un neutron en proton (un quark d se transformant en quark u), avec éjection d’un électron ;
- et la désintégration β+, avec sa variante la désintégration ε (epsilon, ou capture électronique), avec transformation d’un proton en neutron (un quark u se transformant en quark d) , avec éjection d’un antiélectron.
Les autres modes de désintégrations existants concernent principalement des noyaux synthétiques :
- l'émission de neutrons et l'émission de protons, uniquement quand le noyau se situe au-delà des zones d’existence (drip zones) ;
- la fission spontanée en deux sous-éléments ;
- la radioactivité γ (gamma), émettant simplement des photons de haute énergie quand le noyau a trop d’énergie.
VI. Rejoindre la vallée de stabilité
Comme l'adret et l'ubac d'une vallée de montagne, la vallée de stabilité sépare des zones d’excès de nucléons différents, qui ont logiquement des modes de désintégration radioactive différents.
Lorsqu’il se désintègre, l'élément radioactif se transforme en un autre élément appelé produit de désintégration, qui est généralement lui-même radioactif, et qui va donc également se désintégrer. De proche en proche, le noyau radioactif transforme ou perd ses nucléons en excès jusqu'à se transformer en un élément stable. On parle alors de chaîne de désintégration.
Les désintégrations radioactives font ainsi « circuler » le noyau radioactif sur les pentes de la vallée de stabilité, et donc, par projection sur la carte des noyaux (la troisième dimension permettant d’expliquer la logique de parcours semblant erratiques en deux dimensions). Notons que, pour les noyaux lourds réussissant à exister plus de 0,1 seconde, seule la désintégration alpha (et la fission spontanée) permet au noyau de s’alléger en perdant des nucléons.
Il y a deux grands types de chaînes de désintégration. Celle des éléments plus lourds que le plomb (qui est le plus gros atome stable) est lente, et passe généralement par des désintégrations α. Ils finissent généralement par se transformer en plomb. Celle des éléments plus légers est plus rapide, et passe généralement par une désintégration β, permettant de transformer un de leur proton excédentaire en neutron, ou un de leur neutron excédentaire en proton, suivant le bord de la vallée de stabilité qu’ils occupent.
Si on analyse les déplacements sur la carte des noyaux :
- les noyaux lourds (à partir du plomb) perdent généralement deux neutrons et deux protons (radioactivité α) : ils se déplacent d'une case en diagonale vers la vallée ;
- les noyaux ayant un excès de neutrons, qui sont situés au-dessous de la courbe de stabilité, convertissent un neutron en proton (radioactivité β-). Leur nombre de nucléons A reste inchangé, mais le nombre de protons Z augmente de 1 et le nombre de neutrons N diminue de 1 : il se déplace d'une case en diagonale vers la vallée ;
- les noyaux ayant un excès de protons, qui sont situés au-dessus de la courbe de stabilité, convertissent un proton en neutron (radioactivité β+). Leur nombre de nucléons A reste inchangé, mais Z diminue de 1 et N augmente de 1 : le noyau se déplace également d'une case en diagonale vers la vallée.
On comprend donc comment les isotopes radioactifs se répartissent sur la carte des noyaux en fonction de leur type de désintégration.
VII. Les 4 chaines de désintégration des noyaux lourds
Comme l’élément de la vallée de stabilité le plus proche des éléments lourds est le plomb, ces derniers doivent forcément perdre des nucléons pour se transmuter en plomb et devenir enfin stables. Ceux qui ne fissionnent pas spontanément en deux noyaux de taille moyenne doivent perdre progressivement des nucléons pour rejoindre la stabilité. En quelque sorte, ils « maigrissent », pour devenir stables. C’est par exemple ce que fait naturellement l’uranium-235, qui fait fonctionner nos centrales nucléaires.
Ce chemin qui semble aléatoire dépend en réalité de l’énergie de liaison par nucléon de chaque noyau – En se plaçant dans un plan en 3 dimensions, on comprend mieux le pourquoi de cet enchainement.
Le seul moyen pour un noyau de perdre des nucléons est la radioactivité α, qui fait perdre 4 nucléons d’un coup. Si cette désintégration ne le stabilise pas, il devra en reperdre 4 autres. Les gros noyaux doivent donc forcément perdre plusieurs fois 4 nucléons jusqu’à se stabiliser. Pour cette raison, il n'y a que quatre chaînes de désintégration possibles, que finiront par rejoindre tous les noyaux lourds ; elles dépendent du reste de la division par 4 du nombre de nucléons du noyau de départ.
Nous avons présenté précédemment la chaîne de désintégration de l’uranium-235 (A = 4n+3). Il y a aussi celle :
- du thorium-232 (A = 4n+0),
- du neptunium-237 (A = 4n+1)
- et celle de l'uranium-238 (A = 4n+2).
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Photo d'ouverture : Daniel Prudek - @Shutterstock
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