Atomes : les forces nucléaires à l'origine des éléments chimiques

Comment la matière s'organise-t-elle et sous quelles forces ? Dans ce second article sur les mécanismes fondamentaux de la matière, Élucid vous propose de mieux comprendre les forces à l’œuvre dans les noyaux atomiques et la diversité de l'univers qui nous entoure.

Graphe Environnement
Accès libre
publié le 29/04/2022 Par Élucid
Atomes : les forces nucléaires à l'origine des éléments chimiques
abonnement abonnement
bulb

Abonnement Élucid

1 - Atomes : au cœur de la matière
2 - Les forces nucléaires à l'origine des éléments chimiques
3 - Stabilité et instabilité : Fusion, Fission et Radioactivité
4 - Fabriquer un élément : les alchimistes modernes

I. La force nucléaire

  1. La force fondamentale régissant la matière est la force nucléaire qui attire les nucléons (i.e les protons et les neutrons qui composent le noyau) entre eux et maintient la cohésion du noyau, permettant de créer les atomes. Transmise par les gluons à l’intérieur des nucléons (qui ont un rayon d’environ 0,8 fm (femtomètre ou fermi, valant 10-15 m), elle a différentes particularités :

- à plus de 2,5 fm de distance, la force nucléaire devient faible, et elle est négligeable au-delà de 4 fm ;

- à 1,3 fm, distance typique des nucléons d’un noyau, la force nucléaire connait son maximum, générant une attraction extrêmement intense ;

- en dessous de 0,8 fm, la force nucléaire s’inverse selon le principe d’exclusion de Pauli et devient très fortement répulsive, empêchant les nucléons de s’effondrer les uns sur les autres. Ils se « collent », mais gardent une très faible distance entre eux.

Ainsi, la force nucléaire n’agit qu’à de très courtes distances, d’environ 3 à 4 fois le diamètre des nucléons, ce qui a des conséquences importantes pour les gros noyaux, comme nous le verrons dans les sections à venir.

II. Les différentes forces à l’œuvre dans le noyau

Cependant, il n’y a pas que la force nucléaire à l’œuvre dans les noyaux, ce qui complique les choses. En effet, les nucléons sont soumis aux deux forces suivantes :

- la force nucléaire, vue précédemment, qui agit entre tous les nucléons en les attirant fortement à faible distance ;

- la force électrostatique (ou force coulombienne), qui induit que les protons, particules chargées positivement, se repoussent entre eux. En effet, deux particules de charges opposées (l’une positive l’une négative) s’attirent alors que deux particules de charge semblable (les deux positives ou négatives) se repoussent. De la même manière, lorsque vous essayez de rapprocher les deux pôles positifs (ou négatifs) de deux aimants, ils se repoussent l'un l'autre. À courte distance cette force est plus faible que la précédente, mais elle décroît plus faiblement avec la distance.

Entre deux neutrons ou une paire neutron-proton, seule la force nucléaire agit.

Entre deux protons, chargés positivement, la force électrostatique répulsive l’emporte au-delà d’environ 3 fm, puis la force nucléaire l’emporte largement ensuite, jusqu’à ce qu’elle devienne répulsive vers 0,8 fm empêchant les protons de fusionner.

Les choses se compliquent encore dans le cas des « gros » noyaux, de plus d’une vingtaine de nucléons, grossièrement sphériques, où seuls les nucléons très proches s’attirent via la force nucléaire, mais tous les protons se repoussent tous via la force électrostatique.

Nous allons voir que des modèles permettent de bien comprendre la résultante de toutes ces forces, qui nécessite plus de neutrons uniquement soumis à la force nucléaire, c’est-à-dire pour simplifier plus de « colle » pour maintenir la stabilité du noyau.

III. L’énergie de liaison nucléaire

On appelle « énergie de liaison », notée EL, la force résultant principalement des deux forces opposées dans le noyau. Elle permet aux nucléons de rester groupés.

Ainsi, deux nucléons liés dans un noyau le sont par l’énergie de liaison. Or selon la célèbre formule d’Einstein, E=mc², ce qui signifie qu’il y a une équivalence entre la masse (m) et l’énergie (E), c étant une constante (la vitesse de la lumière dans le vide : environ 300 000 000 mètres par seconde). Cela signifie en vertu de la célèbre formule d’Einstein, qu’une partie de la masse des nucléons a été convertie en énergie de liaison au moment de la formation du noyau. On constate effectivement par des mesures en laboratoire qu’il existe un défaut de masse : la masse d’un noyau est environ 1 % inférieure à la somme de la masse de ses nucléons.

Une fois le noyau atomique formé, il est très difficile de séparer à nouveau les nucléons. Pour ce faire, il est nécessaire d’apporter une énergie supérieure ou égale à l’énergie de liaison. À notre échelle humaine, on peut faire le parallèle avec la force qu’il nous faut employer pour séparer deux aimants collés l’un à l’autre. Inversement, si on arrive à coller des nucléons, de l’énergie va être libérée. C’est comme cela que la fusion nucléaire libère de l’énergie dans le soleil.

L’énergie de liaison dépend directement des forces en interaction entre tous les nucléons, l’énergie de liaison par nucléon (qu’on peut noter EL/A) n’est pas constante et dépend du nombre total de nucléons (A) et de protons (Z). Différente pour chaque atome, elle est comprise entre 1 et 9 mégaélectronvolts (noté MeV). Le graphique suivant présente l’énergie de liaison moyenne par nucléon en fonction du nombre de nucléons, pour les 3 500 noyaux connus. On constate que cette énergie de liaison est faible pour les noyaux légers et qu’elle augmente jusqu'au fer et au nickel (environ 60 nucléons), puis décroît légèrement ensuite.

Une limite claire semble se dessiner, formée des maximums d’énergie de liaison pour un nombre de nucléons donné. Sans surprise, elle correspond à l’énergie des noyaux stables, les plus fortement liés, comme on le voit en limitant le tracé aux seuls atomes stables ou quasi-stables :

On peut expliquer pourquoi cette courbe, appelée courbe d’Aston, adopte cette forme inattendue, avec un maximum à environ 9 MeV, au lieu de continuer de croître au fur et à mesure que le nombre de nucléons augmente.

Elle augmente dans un premier temps, car on augmente le nombre de nucléons, donc la quantité de force nucléaire. Si on a deux nucléons, chacun est lié à l’autre ; mais s’il y en a quatre, chacun est lié aux trois autres, donc ils sont plus solidement liés ;

Elle finit cependant par atteindre un maximum avec une soixantaine de nucléons, et elle décroît ensuite. Ceci est lié à la configuration spatiale des gros atomes qui éloigne les nucléons. La force nucléaire des nucléons supplémentaires n’agit pas sur les nucléons trop lointains, alors que la force électrostatique des protons ajoutés repousse bien la totalité de tous les autres protons. Les gros noyaux sont donc moins bien liés que les atomes de taille moyenne.

Comme l’énergie de liaison représente l'énergie moyenne à dépenser pour arracher un nucléon d'un noyau, c'est une bonne mesure de la stabilité d'un noyau. Le maximum absolu est atteint pour le nickel 62 (62
28
Ni), suivi du fer 58 (58
26
Fe) et 56 (56
26
Fe).

Ces éléments marquent la limite entre les éléments légers dont la fusion (i.e. la « combinaison » de deux noyaux légers pour former un noyau plus lourd) produit de l’énergie (mais elle en demande également beaucoup pour disposer des conditions de températures nécessaires à vaincre la barrière électrostatique) et les éléments lourds dont la fusion nécessite de l’énergie, mais dont la fission (i.e. la séparation en deux noyaux plus petits) en produit. On visualise mieux ceci si on représente cette fois non plus l’énergie de liaison moyenne, mais la masse moyenne par nucléon :

Un noyau d’hélium à 4 nucléons est ainsi plus léger que les 2 protons et les 2 neutrons qui le composent, pris isolément. De la masse a donc disparu : elle a été convertie en énergie durant le processus de fusion, permettant de lier le noyau.

En synthèse, on peut donc retenir que :

- tous les atomes sont plus légers que la somme de la masse de leurs nucléons pris isolément ;

- les éléments les plus légers, jusqu’au fer, peuvent fusionner. La fusion diminue également la masse moyenne par nucléon du noyau, en permettant d’obtenir un atome plus gros et plus fortement lié, donc plus stable ;

- la fission d’atomes très lourds diminue aussi la masse moyenne par nucléon du noyau, en permettant d’obtenir deux atomes plus petits et plus fortement liés, donc plus stables.

Prenons pour exemple un noyau d’hélium-4, composé de deux protons et deux neutrons:

  • Masse du noyau d’hélium-4 : 6,6464.10-27 kg
  • Masse de 2 protons et 2 neutrons : 6,6968. 10-27 kg
  • Défaut de masse : 5,04. 10-19 kg
  • Énergie = mc² = 5,04. 10-29 x (2,998. 108)² = 4,53. 10-12 J

Ceci représente en convertissant les joules (J) en MeV, 7,07 MeV par nucléon, ce qui est la force de liaison du noyau.

IV. Le modèle de la goutte liquide

Le comportement du noyau d’un atome relève en réalité de la très complexe mécanique quantique, développée notamment par le physicien danois Niel Bohr. Les physiciens des années 1930 ont constaté qu’en raison de sa forme et de la nature des forces qui le modèle, le noyau se comporte comme un objet collectif presque classique, c’est-à-dire soumis aux forces opérant à notre échelle. Bohr proposa alors de le modéliser, en première approximation, comme une simple goutte de liquide chargée électriquement.

Le physicien allemand Carl Weizsäcker proposa en 1935 une formule semi-empirique donnant une très bonne valeur approximative de l'énergie de liaison nucléaire, améliorée par la suite, pour les noyaux de plus d’une vingtaine de nucléons. Sa formulation actuelle, paramétrable, permet de comprendre les forces à l’œuvre dans le noyau ainsi que certaines conséquences observables.

L’énergie de liaison d’un atome y est définie comme la somme de 5 paramètres très simples :

- le premier est l’énergie de volume, proportionnelle au nombre de nucléons A (tous les nucléons s’attirent via la force nucléaire) ;

- le deuxième est l’énergie de surface, négative, visant à compenser le fait que les nucléons en surface subissent une force nucléaire plus faible, car il y a une dissymétrie, par rapport aux nucléons du centre, attirés de tout bord. Ces deux premières énergies représentent la force nucléaire ;

- le troisième est la répulsion électrostatique, qui représente tous les protons chargés positivement se repoussant via la force électrostatique ;

- le quatrième est l’énergie d’asymétrie. La force nucléaire agissant à courte distance, contrairement à la force électromagnétique, plus le noyau grossit, plus il a besoin d’un excès de neutrons (non soumis à la répulsion électrostatique) par rapport aux protons pour le stabiliser. Mais il y a une limite, liée à un effet quantique : plus l’écart entre le nombre de neutrons et de protons augmente, plus l’énergie de liaison diminue et donc moins le noyau est stable ;

- le dernier est l’énergie de parité. Un autre effet quantique fait qu’un nombre pair de protons et/ou de neutrons rend l’atome plus stable, et un nombre impair le rend moins stable.

Ainsi, la formule semi-empirique de Weizsächer permet d’obtenir une très bonne adéquation du modèle de la goutte liquide avec la réalité, comme illustré par le graphique suivant :

V. Applications du modèle

Ce modèle de la goutte liquide (appelé aussi modèle de la goutte d’eau) permet de comprendre différentes observations concernant les noyaux.

Ainsi, on peut tracer l’énergie de liaison (mesurée) qu’apporte un neutron supplémentaire dans le noyau pour un élément donné, par exemple pour le strontium (Z=38 protons). Cet élément compte 35 isotopes, et le graphique suivant montre cette énergie de liaison supplémentaire pour chacun des 34 neutrons ajoutés.

On note tout d’abord deux ruptures de tendance sur la courbe au niveau du Sr38 et du Sr50. La première se produit quand le nombre de neutrons dépasse le nombre de protons. Cela est dû à l’énergie d’asymétrie que nous avons décrite précédemment, qui est un effet quantique. La seconde rupture se produit quand on dépasse le nombre idéal de neutrons dans le noyau du strontium, qui est de 50, car il maximise l’énergie de liaison par nucléon du strontium.

On observe également que :

- chaque neutron pair (quarantième, quarante-deuxième…) ajouté apporte plus d’énergie de liaison que le neutron précédent et que le neutron suivant ;

- chaque neutron ajouté apporte une énergie généralement inférieure à celle de tous les autres neutrons de même parité précédents ;

- le dernier neutron ajoutable apporte l’énergie de liaison supplémentaire la plus faible de tous (ici 2 MeV pour le cas du Strontium).

Le modèle de la goutte liquide explique très bien ceci :

- l’énergie de parité est responsable du premier point : un nombre pair de neutrons entraine toujours un état plus stable que le nombre impair précédent ou suivant ;

- l’énergie d’asymétrie est responsable des deux derniers points. Plus l’excès de neutrons augmente, plus cela déstabilise le noyau, jusqu’au moment où il est tellement important qu’il entraine une énergie de liaison théorique négative et empêche donc tout nouveau neutron d’intégrer le noyau : il est rejeté, et un tel isotope ne peut pas exister.

Si l’on fait la moyenne de l’énergie de liaison qu’engendre l’ajout d’un neutron supplémentaire pour chacun des 118 éléments du tableau de Mendeleïev, on obtient une courbe assez remarquable.

Si on retrouve sans surprise une énergie supérieure pour les nombres pairs, on découvre l’existence empirique de nombres particuliers qui apportent une forte énergie de liaison.

On les observe bien mieux si on calcule simplement la différence entre l’énergie de liaison supplémentaire mesurée et l’énergie théorique calculée par la formule de la goutte liquide (qui ne prévoit aucun effet supplémentaire pour certains nombres). Ce phénomène a lieu à la fois pour les neutrons (à Z constants) et pour les protons (à N constants).

On les appelle « nombres magiques », et ce sont les sept nombres 2, 8, 20, 28, 50, 82 et 126. L’existence de ces nombres est une conséquence de la physique quantique. On note que la formule de la goutte liquide marche moins bien pour les très gros noyaux.

Dans l’état actuel de nos connaissances, on observe cependant bien un retournement au niveau de la courbe des protons, qui s’approche de 126 protons (le plus gros noyau créé actuellement en contient 118 ; 126 pourrait donc être également magique pour les protons), mais aussi de la courbe des neutrons, pour lesquels les calculs estiment que le nombre magique suivant serait 184 (le plus gros noyau créé actuellement en contient 177).

Les noyaux qui comportent ces nombres de neutrons, mais également ces nombres de protons, sont plus solides que les autres. C’est pourquoi le Strontium 88 (50 neutrons) était aussi solide dans l’exemple précédent.

Les nombres qui comportent à la fois un nombre magique de protons et de neutrons sont dits « doublement magiques » et sont extrêmement solides.

Il y en existe 9, dont 4 sont stables et majoritaires : l’Hélium 4 4
2
He2 (très important comme nous le verrons, car c’est la particule alpha responsable d’un type de radioactivité), l’Oxygène 16 (16
8
O8
) le Calcium 40 (40
20
Ca20
) et le Plomb 208 (208
82
Pb126
) qui est le plus massif de tous les noyaux stables.

Découvrez la suite de cette série en cliquant ICI

Photo d'ouverture : ktsdesign - @Shutterstock

Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :

S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Des analyses graphiques pour prendre du recul sur les grands sujets de l’actualité
Des chroniques et des interviews de personnalités publiques trop peu entendues
Des synthèses d’ouvrages dans notre bibliothèque d’autodéfense intellectuelle
Et bien plus encore....

Déjà abonné ? Connectez-vous