Les politiques menées dans l’Union européenne promeuvent une électrification rapide de l’économie. Les gouvernements mettent ainsi en place des mesures de soutien pour favoriser l’achat de véhicules électriques ou encore l’achat de pompes à chaleur pour remplacer le gaz fossile dans le chauffage des habitations. L’électrification du transport, du chauffage, mais aussi de l’industrie induit donc une demande nouvelle qui devrait s’amplifier pour les années à venir. À titre illustratif, les 11,2 millions de voitures électriques en circulation en Europe en 2023 impliquaient une nouvelle demande en électricité de près de 30 TWh, soit plus de 1 % de l’électricité produite dans l’Union européenne cette année-là. En 2020, la demande électrique des voitures était de 5 TWh soit une augmentation de +500 % en seulement 3 ans. À l’horizon 2035, l’Agence Internationale de l’énergie prévoit que la flotte électrique des voitures individuelles consommera 320 TWh soit près de 12 % de l’électricité produite actuellement dans l’UE ! Mais qu'en est-il de nos capacités de production ?
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Bien entendu, pour éviter de devoir rationner la consommation d’électricité, les gouvernements prévoient d’augmenter la production à proportion de la nouvelle demande induite par le déploiement des technologies vertes. En France, le gestionnaire du réseau électrique RTE prévoit que la production électrique d’ici 2050 sera en hausse de +20 à +60 % par rapport au niveau de production de 2020.
RTE note que, même sous l’hypothèse d’économies d’énergie ambitieuses, la production et la consommation d’électricité ne peuvent faire autrement qu’augmenter fortement pour répondre aux nouveaux besoins. La Commission européenne est quant à elle encore plus ambitieuse, car elle prévoit une augmentation de +100 % de la production électrique européenne entre 2021 et 2050, selon un rapport consulté par Bloomberg.
Passé la publication de ces rapports, on remarque que si l’électrification de l’économie se poursuit, la hausse de la production n’est en revanche pas du tout au rendez-vous. Ni en 2022, où la production a reculé de -3,4 % par rapport à 2021, ni en 2023 où l’on enregistre un recul de -3 % par rapport à 2022.
Pis, sur les 4 premiers mois de 2024, on ne constate aucune reprise de la production si on les compare aux premiers mois de 2023. C’est d’autant plus inquiétant que, si l’on pouvait arguer que les contre-performances de production de 2022-2023 étaient affectées par les soubresauts de la crise Covid et par les perturbations liées au conflit ukrainien, ce n’est de facto plus le cas aujourd’hui.
En 2024, les chaînes d’approvisionnement ne devraient-elles pas avoir été réorganisées pour passer outre ces difficultés conjoncturelles ?
Une production électrique en déclin structurel
En réalité, le déclin de la production électrique européenne est un phénomène relativement constant depuis la grande crise de 2008 et ne peut donc se résumer à quelques événements conjoncturels, si importants soient-ils. Dans le détail, la production électrique de l’Union européenne a atteint son maximum en 2008, où elle représentait 2 960 TWh (pic en 2013 pour la France). En 2023, la production européenne n’était plus que de 2 694 TWh soit un déclin de -9 % dans un contexte de déploiement des différentes politiques d’électrification de l’économie.
L’équilibre offre-demande n’a été préservé qu’au prix d’une forte destruction de la demande. En effet, la forte hausse des prix de l’électricité en 2022 et 2023 a mis à l’arrêt forcé certaines industries. Elle a également engendré des politiques d’économies dans les communes et chez les ménages, à mesure que la hausse des prix était répercutée sur les tarifs règlementés.
Il est donc essentiel de garder à l’esprit que c’est l’insuffisance de production et non la faible demande qui est à l’origine de la diminution de l’usage de l’électricité sur le vieux continent. La question est dès lors de trouver la cause de l’insuffisante production électrique européenne et d’expliquer ce qui est pour le moins un paradoxe. En effet, il est étonnant de constater qu’il est si peu fait cas de ce déclin électrique inattendu, alors que l’électrification est devenue LE mantra des politiques de transition énergétique.
Disséquer le mal
La production d’électricité dans l’Union européenne se caractérise par la place importante occupée par les énergies décarbonées. Ces dernières occupaient déjà 50 % de la production au début des années 2000, grâce au développement historique du nucléaire et de l’hydroélectricité. Actuellement, les sources décarbonées représentent près de 70 % de la production électrique européenne, grâce au développement plus récent des énergies éoliennes et solaires. À l’inverse, on observe que la part des sources fossiles pour produire de l’électricité est en déclin marqué depuis 2007.
Serait-ce là l’explication au mystère de la baisse de la production électrique en Europe ? L’UE serait-elle en train de volontairement limiter sa production électrique afin de sortir le plus rapidement possible des énergies fossiles et les remplacer par des sources décarbonées ?
Cette vision du caractère volontaire de la décroissance de la production électrique est à bannir radicalement pour pouvoir poser un diagnostic clair de la situation énergétique européenne. Plusieurs arguments sont disponibles pour démontrer qu’au contraire, c’est bien une contrainte sur nos approvisionnements énergétiques (contrainte sur l’offre) qui est la mieux à même de décrire la situation.
Tout d’abord, on rappellera que la production électrique est la garantie de la réussite de la transition énergétique et climatique. Aucun plan ni instrument de politique publique n’a été mis en œuvre en vue de limiter la production électrique, bien au contraire. C’est également le cas pour la production électrique d’origine fossile, qui, bien que soumise à l’achat de quota carbone, est en mesure de répercuter ce coût carbone sur ses prix à la production.
D’un point de vue temporel, le début du déclin de la production électrique à partir de sources fossiles est à dater de 2008, soit au moment où se produisait le pic du pétrole conventionnel au niveau mondial et le pic de production de la mer du Nord pour le gaz naturel. Ce pic s’est traduit par un accroissement des difficultés pour importer en quantité suffisante nos combustibles fossiles, et notamment le gaz naturel utilisé dans la production électrique. En effet, la date de 2008 ne recouvre aucune mesure d’atténuation particulière qui serait à même d’expliquer cette sortie inopinée des combustibles fossiles pour la génération électrique (la fin des quotas carbone gratuits pour le secteur électrique date de 2013, soit 5 ans après).
Enfin, la diminution de production est loin de concerner uniquement les actifs fonctionnant à partir d’énergies fossiles. En effet, on constate que des énergies totalement décarbonées telles que le nucléaire ou même l’énergie hydroélectrique sont dans une tendance de production baissière depuis 2008. Ainsi, entre 2008 et 2023, la baisse de production électronucléaire au niveau européen a été de 266 TWh, constituant le mode de production avec la plus forte contre-performance, juste derrière les centrales électriques au charbon qui ont vu leur production baisser de 421 TWh sur la période.
Or, l’absence de cette ligne de démarcation extrêmement claire entre le devenir des énergies carbonées et celles qui ne le sont pas rend caduque l’explication qui voudrait que la baisse de production électrique soit un phénomène volontaire, lié aux mesures d’atténuation du changement climatique.
La contrainte, la contrainte et toujours la contrainte !
L’explication la plus cohérente au comportement de la production électrique européenne, au niveau agrégé comme au niveau de ses composantes technologiques, reste celle qui postule l’existence d’une contrainte sur les approvisionnements en énergie du continent européen. Cette analyse, portée en France par des personnalités comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, mais plus largement par les héritiers du rapport Meadows et les théoriciens du peak oil, est celle qui rend à la fois le mieux compte du réel et qui enjambe fort élégamment les querelles politiques stériles.
La contrainte sur la consommation d’énergie fossile s’exerce sur le charbon depuis 1960, date à laquelle le continent européen a atteint son pic de production en raison de l’épuisement des gisements. Les préoccupations climatiques étaient à l’époque inexistantes, et les chocs pétroliers des années 1970 n’ont amené aucune reprise de la production charbonnière malgré les difficultés d’approvisionnement en pétrole du continent.
Nous avions aussi dans un article précédent mis en avant les contraintes d’approvisionnement en uranium qui s’exercent sur les centrales nucléaires européennes et qui ne sont sans doute pas étrangères au déclin continu de la production de la filière.
Enfin, l’approvisionnement en gaz naturel est également sous contrainte depuis que la mer du Nord a atteint son pic de production gazier en 2004. Le relais que constitue les importations par gazoduc se heurte au fait que la plupart des fournisseurs ont également atteint ou sont proche d’atteindre leur pic de production de gaz, et qu'ils doivent également composer avec une demande interne dynamique (voir à ce propos notre article sur l’Algérie).
Le développement des possibilités d’importation par méthanier (le fameux GNL) est empreint des mêmes problématiques, voire davantage puisqu’il substitue un approvisionnement captif à un approvisionnement flexible. Autrement dit, un méthanier a la possibilité de changer de destination de manière instantanée si le prix du gaz flambe sur un marché concurrent au marché européen.
La stratégie verte
À cette aune, le développement des énergies renouvelables en Europe n’apparaît pas comme un choix murement réfléchi parmi une multitude d’autres options possibles, mais bien une absolue nécessitée : l’Union européenne n’a d'autre choix que de développer à marche forcée ce vecteur énergétique sous peine d’entrer dans une importante récession économique. Mais, comme nous l’avons vu, ce déploiement n’est pas encore suffisant. L’énergie solaire et éolienne se développe pour le moment à un rythme 30 % trop faible pour ne serait-ce que compenser l’effondrement de la production électrique à partir des sources « historiques ».
Force est donc de constater que les choix politiques et juridiques qui ont jusqu’à présent présidé au déploiement des énergies renouvelables n’ont pas permis un rythme de déploiement suffisant pour préserver la prospérité énergétique du continent européen. Une implication citoyenne plus forte pourrait ainsi être un moyen de favoriser l’acceptabilité des déploiements éoliens et solaires. Charge à l’État de mettre en place les dispositifs nécessaires pour favoriser cet engagement citoyen.
Il est aussi temps de relancer le déploiement des réacteurs nucléaires de 4e génération, qui pourraient permettre à terme à l’Europe de se dégager des contraintes d’approvisionnement en uranium. Cette technologie prometteuse – et dont la faisabilité a été mainte fois démontrée – est le grand absent des stratégies nationales et européennes. Enfin, la réalisation de grands travaux d’interconnexion électrique entre l’Europe et ses voisins géographiques pourrait être un moyen pertinent d’importer de l’électricité pour couvrir nos besoins.
Photo d'ouverture : Oleksiichik - @Shutterstock
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