La dissolution surprise de l’Assemblée nationale a provoqué une onde de choc dans la vie politique française. Alliances et trahisons se succèdent depuis quelques jours à un rythme effréné. Mais ces mouvements spectaculaires en cascade sont-ils vraiment en train de transformer en profondeur le champ politique ? Assiste-t-on réellement à une déflagration historique ou à un simple soubresaut ? La France est-elle sur le point de sombrer dans le chaos ?
Abonnement Élucid
À ce stade, trois scénarios se dégagent sur l’issue du scrutin législatif qui se tiendra les 30 juin et 7 juillet prochains : 1) Aucun parti n’obtient la majorité absolue ; 2) Le Rassemblement national obtient la majorité absolue ; 3) Le Nouveau Front Populaire obtient la majorité absolue.
Chacune de ces trois hypothèses mérite d’être analysée.
Hypothèse n°1 - Aucune majorité : le risque d’un coup d’État
Imaginons qu'aucun parti ne dispose d’une majorité absolue ni par lui-même ni par le jeu d’une alliance avec d’autres partis. C’est, selon les sondages, l’un des scénarios les plus probables. Dans cette configuration, aucun gouvernement ne pourrait être formé.
Si les nominations dépendent en elles-mêmes du président de la République pour le poste de Premier ministre, et de ce dernier pour tous les autres ministères, le gouvernement peut toujours se faire censurer par les parlementaires. Dans l’hypothèse d’une tripartition de l’Assemblée où aucun parti ne compte au moins 289 députés, tout gouvernement issu d’un des trois partis risquerait fort d’être immédiatement désavoué par les deux autres. Sauf alliances inattendues, ce serait un blocage complet des institutions, situation inédite sous la Ve République.
Il n’existerait alors vraisemblablement que deux possibilités pour tenter de sortir de l’impasse : la démission ou le coup d’État.
Une sortie démocratique : la démission
Conformément à l’esprit de la Constitution qui est un régime présidentiel, Emmanuel Macron admettrait qu’il n’est plus légitime à exercer le pouvoir, puisqu’il viendrait d’être désavoué par deux votes successifs (scrutin européen et scrutin législatif).
Il présenterait alors sa démission sous la pression des oppositions, afin qu’une nouvelle élection présidentielle se tienne, permettant ainsi d’élire un nouveau représentant à la fonction suprême. Celui-ci se heurterait néanmoins à une situation délicate, puisque l’Assemblée serait toujours divisée et il ne pourrait a priori pas la dissoudre avant juin 2025. Le blocage institutionnel ne pourrait alors être levé qu’à l’issue de nouvelles élections législatives organisées en juillet 2025, et à la condition qu’une majorité claire ressorte des urnes.
Toutefois, cette hypothèse n’est pas du tout acquise. Compte tenu de la crise historique qui traverse la société française opposant trois camps manifestement irréconciliables, il n’est pas à exclure qu’aucune majorité absolue ne se dégage à nouveau à l’Assemblée. Dans ce cas, retour à la case départ…
Le coup d’État ?
Emmanuel Macron pourrait tirer prétexte du blocage institutionnel pour déclencher l’article 16 de la Constitution conférant au Président des pouvoirs exceptionnels. La mise en œuvre rarissime de cette mesure – seul le Général de Gaulle l’a utilisé en 1961 lors de la Crise d’Alger – est possible, notamment dans le cas où « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnel est interrompu ». Emmanuel Macron pourrait en outre justifier ce recours aux pleins pouvoirs par la nécessité d’assurer la bonne organisation des Jeux olympiques durant l’été, alors que cet événement est présenté comme un facteur qui accroît la menace d’attentats terroristes.
Le déclenchement de l’article 16 de la Constitution serait bien entendu totalement contraire à l’esprit des institutions, puisqu’il ferait suite à l’expression d’un désaveu massif du peuple envers le président de la République lors de deux scrutins successifs. De plus, ce dispositif est censé répondre temporairement à une crise d’une exceptionnelle gravité. Or, le risque du blocage institutionnel actuel n’est pas le fruit d’une mauvaise conjoncture, mais le résultat de dynamiques profondes et structurelles qui ne risquent pas de s’inverser en quelques jours ou quelques semaines.
Reste que les garde-fous à l’éventuelle manœuvre putschiste de Macron ne sont pas si nombreux.
Le premier est un recours possible auprès du Conseil constitutionnel qui se prononce par un avis public, mais seulement à l’issue d’un délai de 30 jours suivant le déclenchement de la mesure. Au bout d’un délai de 60 jours, le Conseil constitutionnel doit procéder à cet examen de plein droit et à tout moment au-delà de cette durée.
Le second garde-fou est la possibilité pour le Parlement de mener à bien la procédure de destitution du président de la République sur le fondement de l’article 68, les décisions étant prises à la majorité des deux tiers de l’assemblée concernée, puis du Parlement constitué en Haute Cour.
Autrement dit, si le Conseil constitutionnel décidait de ne pas s’opposer, ou si les sénateurs LR ne votaient pas la destitution, Macron aurait le champ libre. Cela en fait-il un scénario réaliste ? Pour une durée de quelques semaines, voire quelques mois, ce n’est pas totalement impossible.
Les véritables limites à l’application de l’article 16 seraient en l’espèce moins institutionnelles que profondément politiques.
La décision de dissolution prise par Emmanuel Macron a surpris tout le monde, y compris dans son propre camp. Plusieurs ministres et anciens ministres macronistes ont publiquement critiqué le président de la République, sans compter la rancœur et l’amertume ressenties par les députés de la majorité présidentielle. Emmanuel Macron est désormais un homme isolé qui s’est également mis à dos une partie des médias et des milieux d’affaires.
Il est donc peu probable que la classe dominante laisse les clés du camion à un personnage devenu, après sept années d’exercice du pouvoir, aussi imprévisible qu’impopulaire. Surtout, prolonger l’utilisation de l’article 16 sur la durée – aucune limite de temps n’est prévue dans la Constitution – ferait entrer le pays dans un monde sans séparation des pouvoirs, voire sans élections. Cela s’appelle une dictature. Consacrer ainsi officiellement la fin de la démocratie, avec le risque de déclencher une insurrection plongeant le pays en plein chaos, apparaît comme une opération pour le moins hasardeuse.
Il faudrait vraiment que la classe dirigeante française ait perdu toute raison pour suivre Macron dans une aventure aussi folle qu’incertaine. Sauver le soldat Macron coûterait bien trop cher à la bourgeoisie, alors qu’elle s’est déjà trouvé un plan de secours pour préserver ses intérêts sans avoir à priver les citoyens de leur droit de vote : le Rassemblement national.
Voilà la seule solution alternative pérenne derrière laquelle les dominants peuvent se ranger, car une réalité doit être actée : le bloc central qui aura gouverné le pays pendant plus de 50 ans, incarné hier par la fausse alternance gauche/droite de gouvernement et depuis sept ans par le macronisme, est en état de mort cérébrale.
Et s’il est irrémédiablement condamné, c’est pour au moins deux raisons insurmontables. La première tient à son échec économique patent qui a conduit à la baisse du niveau de vie d’une part toujours grandissante de la population, où chaque électeur déçu a fini par se tourner vers un parti politique incarnant – tout du moins en apparence – une rupture avec le statu quo.
La seconde raison est démographique. Le bloc central est largement composé de vieux électeurs et ne parvient que très peu à convaincre la jeunesse. Il est donc nécessairement voué à disparaître en tant qu’acteur principal de la scène politique.
En définitive, le blocage institutionnel de la France ne durera pas, car le pays basculera, à plus ou moins long terme, soit vers une force politique réactionnaire et inégalitaire – c’est le souhait des classes dominantes –, soit vers un mouvement égalitaire et émancipateur. C’est l’intérêt du peuple.
Hypothèse n°2 - Le RN au pouvoir : le fascisme à nos portes ?
Le Rassemblement national gouvernerait le pays dans le cadre d’une cohabitation avec pour Premier ministre Jordan Bardella. Cette configuration est à peu près acquise dans ce scénario, puisque tant Emmanuel Macron que Marine Le Pen semblent l’approuver.
Sur le fond de la politique économique, il n’y aurait aucun changement notable. Le Rassemblement national a d’ores et déjà renoncé à ses principales mesures en la matière : abrogation de la réforme des retraites, suppression de la TVA sur les produits de premières nécessités, exonération d’impôt sur le revenu des moins de 30 ans, sortie du marché européen de l’électricité. Tout cela ne figure plus dans son programme.
Et pour les quelques mesures restantes, il ne se donne nullement les moyens de les financer, puisqu’aucune taxation supplémentaire n’est prévue pour les hauts revenus et patrimoines. Il ne remet nullement en question les exonérations fiscales et sociales généreusement mises en place par Emmanuel Macron durant son premier quinquennat, qui ont vidé les caisses de l’État au profit des plus privilégiés et au détriment du reste de la population. Le RN ne pourrait pas non plus impulser une quelconque politique de réindustrialisation – malgré ses promesses – puisqu’il a renoncé, de longue date désormais, à toute rupture avec les règles de l’Union européenne.
C’est bien parce que le Rassemblement national a fait allégeance à l’UE, qui est la garantie du statu quo en matière économique, que la bourgeoisie française se montre désormais disposée à lui confier les clés du pouvoir.
Les électeurs du RN, dont le vote s’explique en grande partie par une volonté d’améliorer leur vie, seront donc trahis. Tout cela ne fait aucun doute.
Plus incertain et plus inquiétant est le devenir des libertés publiques. L’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron aura vu les libertés être considérablement attaquées (liberté de manifestation, liberté d’expression, liberté de la presse, etc.). La France sous Macron est, sans contestation possible, déjà devenue un régime autoritaire.
La question est désormais la suivante : cette dérive liberticide pourrait-elle faire basculer la France, sous l’impulsion du RN, dans le totalitarisme ? Il n’est pas simple d’y répondre puisque le fascisme avance rarement à visage découvert. Et si les dirigeants actuels du RN ressemblent plus à de médiocres opportunistes sans réelles compétences, il ne faut jamais sous-estimer la logique des engrenages mortifères, où chaque franchissement de seuil appelle inéluctablement le suivant.
Quelques exemples appellent à ne pas minimiser le danger qu’incarne le Rassemblement national pour le pays en ce qu’il fonde intrinsèquement son idéologie sur une logique identitaire, et entend ainsi trier la population française en fonction de son origine ethnique ou de sa religion.
Partout sur le territoire, des militants d’extrême droite se font de plus en plus visibles et multiplient les actions violentes. Les pulsions racistes d’une partie de la population commencent également à se libérer. Il faut légitimement redouter une explosion de ces comportements décomplexés si le RN arrivait au pouvoir.
Le RN entend privatiser l’audiovisuel public, ce qui est ni plus ni moins une mesure de rétorsion à l’encontre d’un média qu’il trouve trop marqué à gauche… Une attaque massive contre tous les médias indépendants et critiques est une possibilité tout à fait réelle. La liberté d’information pourrait ainsi être gravement mise à mal.
Il faut également s’inquiéter d’une très probable libération des pulsions brutales et racistes de certains policiers qui agiraient avec une impunité considérablement accrue. Inutile de préciser qu’avec 50 % d’électeurs du RN au sein de l’institution des forces de l’ordre, les violences policières en manifestation seraient encore bien plus graves que sous Macron. La liberté de manifestation pourrait être définitivement enterrée.
Voilà ce qu’il est déjà possible de prévoir en 2024. Compte tenu de la vitesse à laquelle les déplacements liberticides et racistes se sont faits ces dernières années, qui peut prédire avec certitude où le pays en serait après trois années de gouvernement RN ?
Car à tous les réflexes autoritaires du RN, il faudrait y ajouter le soutien complaisant qu’il trouverait à n’en pas douter dans les médias officiels. Ceux-là ont déjà fait sauter toutes les digues morales, recomposant le « barrage républicain » contre le Nouveau Front Populaire injustement accusé d’antisémitisme.
Si le RN devait effectivement arriver au pouvoir, il faudrait faire le procès de toute cette classe médiatique française qui, à de rares exceptions près, s’est ralliée sans sourciller à l’extrême droite. Tous ces gens en répondront devant l’Histoire.
Hypothèse n°3 - Le Front populaire au pouvoir : ne pas crier victoire trop vite
Le Nouveau Front populaire est, en l’état, la seule force politique en mesure de faire échec à la prise de pouvoir du Rassemblement national. C’est sans nul doute, dans le choix qui s’impose actuellement, le mouvement politique le plus favorable aux intérêts du peuple. Il convient néanmoins de ne pas l’idéaliser, sous peine de cruelles désillusions.
Cette alliance des gauches, conclue en un temps record malgré des mois d’opposition intenses pendant la campagne électorale européenne, est extrêmement fragile. Au-delà des querelles interpersonnelles et des ambitions de carrière des uns et des autres, il existe des oppositions idéologiques très profondes entre les différents partis de gauche, en particulier sur le nucléaire et sur le rapport à l’Union européenne.
Ce ne sont pas des questions accessoires puisque l’une concerne la politique énergétique du pays pour les trois ou quatre prochaines décennies, alors que l’autre conditionne la possibilité de conduire une politique économique différente de celle de Macron et ses prédécesseurs. Or, ces oppositions idéologiques fondamentales sont si profondes qu’elles semblent insurmontables. Il est en effet fort peu probable que le PS ou EELV acceptent soudainement de désobéir aux traités européens, ou bien que LFI et EELV renoncent à sortir du nucléaire.
Faire le pari qu’en situation de gouverner, tous ces gens parviendraient subitement à dépasser leurs désaccords dans l’intérêt de la France alors qu’ils s’en sont toujours montrés incapables par le passé, apparaît pour le moins illusoire.
Les velléités de prise de leadership de Raphaël Glucksmann ou encore la candidature législative de François Hollande sont à cet égard tout sauf rassurantes. Il est évident qu’une bataille se jouerait entre la ligne de rupture prônée par LFI, et la ligne sociale-démocrate qui serait largement soutenue par toute la classe médiatique. Elle a déjà commencé.
À ces difficultés s’ajouterait l’état économique actuel de la France, qui compte une dette publique record de 3 100 milliards d’euros, un déficit public abyssal de 154 milliards d’euros en 2023, ainsi qu’un solde commercial négatif de 100 milliards d’euros. Dans ce contexte, le risque d’explosion de l’alliance des gauches serait d’autant plus grand qu’un gouvernement Front Populaire devrait faire face à une féroce adversité des médias, des marchés financiers, de la Commission européenne, et plus généralement de toutes les forces du capital.
Autant dire que la tâche à accomplir serait d’une redoutable difficulté, et tout cela sans aucun droit à l’échec, sous peine d’ouvrir définitivement la voie au Rassemblement national.
Ainsi rappelées les dures réalités, il faudrait nourrir des attentes raisonnables envers un gouvernement du Nouveau Front Populaire. Celui-ci pourrait être un point d’appui pour le peuple, et une première étape vers une transformation en profondeur du pays. Même au sein de l’Union européenne, il pourrait prendre des mesures concrètes et immédiates de nature à soulager un peu le portefeuille des Français, comme le fait de rendre les péages gratuits pendant les vacances d’été ou d’abroger la réforme des retraites portant l’âge légal de départ à 64 ans.
Outre la grande portée symbolique de ces lois, elles viendraient casser le sentiment d’impuissance qui traverse toute une partie de la population française, après des années passées à subir le rouleau compresseur néolibéral.
Un gouvernement Front Populaire ouvrirait sans doute des espaces médiatiques où les idées égalitaires et d’émancipation pourraient être plus facilement promues. Cette circulation des idées est essentielle pour reconstruire une conscience politique aiguisée au sein de la société.
Enfin, la plupart des dirigeants du Front populaire ont une culture militante. Ils seraient les plus disposés à accueillir favorablement les manifestations et les mouvements de grève, en veillant à ce que la police adopte une attitude respectueuse et pacificatrice.
Tout cela serait bien sûr très insuffisant. Mais dans une période aussi troublée que la nôtre, ce serait déjà un bon début. Une chose est sûre. Quoi qu’il arrive, seul un peuple conscient, éclairé et en action sauvera la France.
Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :
S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Déjà abonné ? Connectez-vous
13 commentaires
Devenez abonné !
Vous souhaitez pouvoir commenter nos articles et échanger avec notre communauté de lecteurs ? Abonnez-vous pour accéder à cette fonctionnalité.
S'abonner