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Effondrement de la balance commercial française : autopsie d'un désastre

Avec un montant de 164 milliards d’euros, le déficit commercial de la France en 2022 a pulvérisé le record de 2021 (85 milliards). S’il est, pour une part, le fruit de circonstances exceptionnelles, il résulte, pour une part beaucoup plus grande, d’une politique macro-économique aux conséquences catastrophiques, que le gouvernement actuel, loin de la remettre en cause, perpétue avec opiniâtreté.

Article Économie
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publié le 01/04/2023 Par Éric Juillot
Effondrement de la balance commercial française : autopsie d'un désastre
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594 milliards d’exportations, 758 milliards d’importations : si la France reste l’un des plus grands pays exportateurs de la planète, si la valeur des produits français vendus à l’étranger a augmenté de 18,5 % l’année dernière, il faut constater cependant que les importations ont crû à un rythme beaucoup plus élevé (+ 29 %) et que le déficit de 2022 correspond à un véritable effondrement du solde de notre balance commerciale. Avec un déficit équivalent à 7 % du PIB, la France rejoint le groupe des pays les plus déficitaires de la planète, aux côtés du Royaume-Uni et des États-Unis qui en font partie de longue date.

Autopsie d’un désastre

Si l’on raisonne par zone géographique, la France est déficitaire avec le monde entier. Avec les autres États de l’UE en tout premier lieu, à hauteur de 63 milliards d’euros : une illustration parmi d’autres du coût très concret que représente pour la France l’appartenance à une Union Européenne censée pourtant accroître sa puissance... Le déficit est également très élevé avec l’Asie (71 milliards), dont les États industriels, grands gagnants de la mondialisation, ont habilement profité de la naïveté libre-échangiste occidentale.

À ces deux déficits, il faut ajouter ceux de notre commerce avec l’Amérique (12,5 milliards), avec l’Europe hors UE (11,5 milliards), avec l’Afrique (11 milliards) et avec le Proche-Orient (3 milliards). Fait significatif : les relations sont devenues très déficitaires même avec les États-Unis (13,5 milliards) – alors qu’elles ne l’étaient pas, ou faiblement, depuis de nombreuses années.

Si l’on raisonne par postes, seuls six d’entre eux sont excédentaires. Dans l’ordre décroissant, il s’agit de l’aéronautique, des parfums et cosmétiques, de l’industrie agroalimentaire, des produits agricoles, des bateaux et des produits pharmaceutiques. Tous les autres sont plus ou moins gravement déficitaires. Certains le sont traditionnellement, bien que cela puisse paraître étonnant, comme le poste bois et papier par exemple. D’autres le sont de longue date, premières victimes de la désindustrialisation engagée à compter des années 1970 (métallurgie, textile).

D’autres, enfin, le sont devenus à partir des années 2000 (automobile). Aucun n’égale cependant les deux postes énergétiques de l’électricité et des hydrocarbures, dont l’ampleur contribue au premier chef au caractère spectaculaire du déficit de 2022.

Un déficit commercial structurel et d’une telle profondeur constitue un problème de très grande ampleur, pour de nombreuses raisons. D’abord, et de manière évidente, parce que les sommes qu’il représente gagneraient à être dépensées sur notre sol plutôt qu’à l’étranger, pour y favoriser l’emploi, l’investissement, la réindustrialisation ou la transition écologique. Ensuite, parce qu’un tel déficit représente le marqueur le plus évident de notre déclin industriel, c’est-à-dire de notre déclin tout court, à plusieurs titres :

- Au plan purement économique : l’industrie étant le principal gisement de gains de productivité, son étiolement contribue au tassement de notre croissance potentielle et fragilise le niveau de vie des Français, le financement de la protection sociale et des fonctions régaliennes de l’État. Si l’on se souvient par ailleurs qu’un emploi industriel génère à lui seul, au dire de l’INSEE, 1,5 emploi indirect et trois emplois induits, il est évident que la lutte contre le chômage de masse qui accable la France ne peut faire l’économie d’une véritable réindustrialisation ;

- Au plan géographique : l’impact territorial du déclin industriel s’est révélé très lourd au fil des décennies. À toutes les échelles – locale, départementale, régionale – la disparition de centaines de sites de productions sous le coup des faillites et des délocalisations a joué pour beaucoup dans le sentiment d’abandon et de déclassement qui anime aujourd’hui des dizaines de millions de citoyens relégués dans une France devenue périphérique ;

- Au plan géopolitique : le déclin industriel induit une logique de dépendance à l’égard des autres États, dont les conséquences peuvent surgir soudainement, à la faveur d’une crise, détruisant au passage la confiance ingénue dans les vertus pacificatrices et iréniques du libre-échange. La crise sanitaire de la Covid-19 a récemment contribué à éveiller douloureusement les consciences sur ce sujet.

Pour ne prendre qu’un exemple : le masque chirurgical, devenu tout à coup un bien à haute valeur stratégique. La France s’est trouvée bien en peine de s’approvisionner sur les marchés étrangers à la hauteur de ses besoins. Il en va de même aujourd’hui avec la guerre en Ukraine, qui oblige à bousculer des certitudes établies.

S’il est acquis, en effet, que certaines productions peuvent acquérir du jour au lendemain un caractère stratégique qu’elles avaient censément perdu, la France aurait peut-être intérêt à rapatrier sur son sol la production de munitions de petit calibre qu’elle a supprimée en raison de l’adhésion de ses élites à la « mondialisation heureuse » ;

- Au plan écologique enfin et surtout : faire produire, à des centaines ou à des milliers de kilomètres, des biens manufacturés dans des conditions fort éloignées des normes environnementales en vigueur en France constitue une aberration. Cette situation est dénoncée avec vigueur de longue date, peut-être est-il temps d’en tirer quelques conséquences concrètes ?

Entre inconséquence stratégique et sclérose idéologique

Les causes d’un tel déclin sont nombreuses. Si les plus importantes sont d’ordre structurel, d’autres ont surgi récemment et ont aggravé très significativement le déficit. À propos de ces dernières, une incertitude est grande au sujet de leur durée : sont-elles purement conjoncturelles ou ont-elles vocation à faire durablement sentir leurs effets ?

Le poste « électricité et autres énergies » est par exemple déficitaire à hauteur de 7,5 milliards d’euros. Il faut y voir une conséquence de la fragilisation du secteur électro-nucléaire français, grevé par deux éléments : la politique de démantèlement partiel (sans alternative) mise en œuvre par le gouvernement au cours des années 2010, dont la fermeture de la centrale de Fessenheim constitue l’exemple emblématique. Avant d’être remise en cause, cette politique a favorisé un sous-investissement chronique et une perte de savoir-faire dont les difficultés actuelles d’entretien des centrales sont une conséquence directe.

Parallèlement, le fonctionnement aberrant du marché européen de l’énergie – qui oblige légalement EDF à financer directement ses concurrents par le biais de l’ARENH – a aggravé la situation en diminuant les capacités financières du géant français de l’électricité. Résultat : la France en 2022 a été pour la première fois de son histoire économique importatrice nette d’électricité.

Autre exemple, le poste « hydrocarbure » : s’il est depuis toujours fortement déficitaire, l’année 2022 a vu sa très forte dégradation, à 81 milliards d’euros. La consommation de pétrole et de gaz ne s’est pourtant pas envolée en France. L’aggravation du déficit résulte de l’augmentation très forte du prix du pétrole – de l’ordre de + 60 % sur l’année – couplée à une dépréciation marquée de l’euro, qui a perdu 11 % de sa valeur par rapport au dollar. Il faut y ajouter le cas particulier du gaz, dont le prix sur le marché européen a explosé, passant de 20 euros par MWh au début de 2021 à 200 euros au 3e trimestre 2022.

La guerre en Ukraine est passée par là, dans le cadre de laquelle les 27, tout à leur ambition de sanctionner durement la Russie, se sont sanctionnés eux-mêmes : leur volonté de se passer du gaz naturel russe les a obligés à acheter de grandes quantités de gaz naturel liquéfié bien plus onéreux, aux États-Unis en tout premier lieu, mais aussi au Qatar et… à la Russie (à hauteur de 17 %). Le solde du GNL est ainsi en baisse de 27 milliards d’euros par rapport à 2022.

Au total, l’alourdissement de la facture énergétique est à l’origine de 85 % de la dégradation du déficit commercial de la France. Or, ses causes risquent de faire sentir leurs effets de nombreuses années encore : la remontée en puissance d’EDF et la relance de la filière électro-nucléaire (ou la mise ne place d'alternatives sérieuses) vont prendre du temps. Elles sont en outre liées à la réforme du marché européen de l’énergie, dont le résultat ne sera sans doute pas à la hauteur de ce que Paris en attend, Berlin s’opposant ouvertement à toute réforme d’ampleur.

Au plan géopolitique, outre que la guerre en Ukraine s’installe dans la durée, les dirigeants européens sont pris au piège de leur manichéisme : même si le conflit s’achevait d’ici quelques mois, comment pourraient-ils rétablir rapidement des relations commerciales avec la Russie, lui acheter à nouveau d’importantes quantités de gaz et de pétrole sans se dédire moralement ?

Quant au reste, c’est-à-dire l’ensemble des éléments structurels qui expliquent le déficit commercial chronique de la France et son aggravation tendancielle depuis vingt ans, il ne sera en rien modifié, puisqu’il est tout simplement inconcevable de le mettre en cause. L’effet destructeur pour l’industrie et la balance commerciale françaises des grandes structures de l’économie néolibérale est pourtant bien documenté académiquement.

Tous ceux qui le souhaitent peuvent découvrir et comprendre en quoi le libre-échange généralisé, la libre circulation des capitaux, la monnaie unique européenne ou encore l’indépendance de la banque centrale ont puissamment concouru à la désastreuse situation actuelle. Mais au sein des partis de gouvernement et dans les principaux organes de presse, il ne saurait être question de les incriminer : dans ces milieux, le néolibéralisme s’accompagne d’un refus ou d’une incapacité à penser à l’échelle macro-économique, en transformant en des faits de nature, pour les rendre intouchables, des croyances, des représentations et des structures qui sont pourtant bel et bien le résultat de choix politiques contingents faits il y a quelques décennies.

Aussi ne peut-il y avoir de débat de fond : si la presse a très largement relayé la mauvaise nouvelle du déficit français, elle s’est montrée comme de coutume spectaculairement silencieuse au sujet de ses causes profondes, se perdant dans les sempiternelles déplorations sur le manque de « compétitivité » de l’industrie nationale : l’adaptation régressive à la mondialisation semble être une course sans fin, en dépit de son coût financier, économique et social.

La situation actuelle signe pourtant l’échec sans retour de la politique de l’offre mise en œuvre faute de mieux depuis le début des années 1990, et qui a atteint un sommet à partir du quinquennat de François Hollande. En son cœur figurent les aides publiques aux entreprises, des aides si massives qu’elles atteignaient, tous dispositifs inclus, 157 milliards d’euros en 2019, avant la pandémie.

Pour quel bilan ? Le chômage de masse reste une réalité – il y a toujours 5 millions d’inscrits à Pôle emploi – et la réindustrialisation, préalable indispensable à un rétablissement du solde commercial est tout sauf une réalité, malgré la mise en avant médiatique de quelques exemples ponctuels : la part de l’industrie manufacturière dans le PIB est ainsi tombée à 9 %, soit le taux le plus bas d’Europe avec celui de la Grèce.

Face à ce constat, le volontarisme affiché par le président de la République a quelque chose de dérisoire, notamment lorsqu’il s’incarne dans des événements tels que le sommet annuel « choose France » animé par le chef de l’État en personne. Certains ministres, engoncés dans leur sclérose idéologique, assument de leur côté leur impotence sans fausse pudeur : ainsi, le ministre chargé du commerce extérieur – car nous en avons un – a annoncé récemment qu’il préparait de nouvelles aides destinées à soutenir les entreprises françaises à l’exportation, aides qui seront présentées dans les « prochaines semaines » ou dans les « prochains mois ».

L’essentiel réside cependant dans la nécessité impérieuse de diffuser auprès des entreprises « une culture de l’exportation » : « Quand on regarde nos voisins, on a encore une marche, voire deux, voire trois, que l'on pourrait monter si nous avions une meilleure culture de l'international ». Quand la réflexion du gouvernement sur un sujet essentiel atteint un tel degré d’indigence, il faut constater, le cœur serré, que le déclin industriel et commercial de la France a pour cause foncière le déclin intellectuel et moral de ses « élites ».

Photo d'ouverture : Emmanuel Macron lors de sa visite au collège Jean Lartaut à Jarnac, dans l'ouest de la France, le 28 février 2023 - Stéphane Mahe - @AFP

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