La perversion est au cœur du mode d’organisation psychique et du rapport à l’autre d’Emmanuel Macron. Le sociologue, Marc Joly, spécialiste de la sociologie du pouvoir et de la violence morale, auteur de La pensée perverse au pouvoir (Anamosa, 2024), établit une continuité entre le comportement pervers et l’exercice du pouvoir par Emmanuel Macron, qui ne se sent jamais responsable de rien. La solution réside dans un changement institutionnel, à commencer par l’abandon du présidentialisme de la Ve République.

publié le 26/01/2025 Par Laurent Ottavi

Laurent Ottavi (Élucid) : À quels travaux les discours politiques et syndicaux que vous aviez entendus au moment de la réforme des retraites vous ont-ils ramenés et en quoi la correspondance entre les deux est-elle à l'origine de votre livre ?

Marc Joly : Eh bien, comme tout le monde, je vois un peu midi à ma porte, et ce qui m’a frappé, c’est à quel point les discours des forces syndicales, politiques et sociales opposées à la réforme des retraites, imposée au forceps par Emmanuel Macron, faisaient écho aux paroles de victimes de « violence conjugale morale » avec lesquelles je travaillais depuis des années. Les mobilisations contre la réforme des retraites, au cours du premier semestre 2023, alors que je mettais la dernière main à cette longue enquête, m’ont littéralement saisi : on y retrouvait le même champ sémantique de la perversion relationnelle, de l’agression psychologique insupportable. C’est le point de départ de mon travail.

Élucid : Parmi les déclarations (de Jean-François Bayart à Laurent Berger en passant par Frédéric Lordon, Barbara Stiegler, etc.) évoquant un désordre psychologique chez Emmanuel Macron, pouvez-vous développer l'exemple de Patrick Weil, sur lequel vous vous attardez dans le livre ?

Marc Joly : Hormis Laurent Berger, qui l’a beaucoup pratiqué à partir de 2012, l’historien Patrick Weil a pour caractéristique d’avoir très bien connu Macron, dès le début des années 2000. Il s’est rendu compte assez tôt de ses problèmes de personnalité, de sa perversion, pour être clair ; autrement dit, de l’imposture du personnage. Ayant beaucoup lu Paul-Claude Racamier, il a fait circuler en 2016-2017 le chapitre sur les « perversions narcissiques » du maître-livre du psychiatre, Le Génie des origines. En bref, il a essayé d’alerter – hélas, en vain…

Une autre de ses spécificités est d’avoir été le premier à prendre position dans l’espace public contre la pratique perverse du pouvoir macronien, dès l’été 2017, mais sans employer directement des catégories psychopathologiques. Qu’il accepte de se livrer a été décisif : sans cela, je ne suis pas sûr que j’aurais écrit cet essai.

« La perversion est au cœur du mode d’organisation psychique et du rapport à l’autre d'Emmanuel Macron. »

Ce que vous appelez la folie narcissique d'Emmanuel Macron, liée à un « moi » incertain de ses assises, tient-elle surtout à une dénaturation de la notion de « responsabilité », à des stratégies de déni et de manipulation ?

J’écoutais récemment Alain Minc sur France Culture, qui opposait le « narcissisme » de Macron à l’égocentrisme des autres présidents de la République. Je trouve que cela n’a pas grand sens. Il faut bien comprendre la spécificité du narcissisme de Macron : c’est qu’il est fondamentalement pervers. La perversion est au cœur de son mode d’organisation psychique et de son rapport à l’autre.

Macron fait cohabiter en lui deux représentations inconciliables. Il y a celle qui reconnaît qu’il est faillible, qui lui rappelle sa succession d’échecs, qui admet que son pouvoir va prendre fin, qui le rend lucide sur le fait qu’il n’aura été en définitive que le symptôme d’une crise de la représentation politique. Mais il y a une seconde représentation, celle qui dénie, et qui le maintient dans l’illusion de sa toute-puissance, de son exceptionnalité, de son infaillibilité.

Entre ces deux représentations, une césure inaltérable. C’est ce qu’on appelle en psychanalyse le clivage. Le moi clivé évacue toute conflictualité interne. De ce point de vue, le clivage le plus abouti est pervers : il est projeté sur autrui. Macron fonctionne sur ce mode-là et exclusivement sur ce mode-là ! Il n’est jamais responsable de rien et c’est toujours la faute des autres.

Mais son cas ne relève pas seulement de la psychiatrie. Il est aussi représentatif de ce qu’on peut conceptualiser sociologiquement comme une sociopathologie qui touche spécifiquement les hommes qui, d’un côté, prétendent adhérer aux nouvelles normes égalitaires et, de l’autre côté, n’ont pas renoncé aux privilèges de la domination masculine et s’efforcent de les maintenir ou de les réactiver via la manipulation et le déni (je développe cette thèse dans mon ouvrage La Perversion narcissique. Étude sociologique [CNRS Éd., 2024]).

Le fantasme de Macron est celui de la parole souveraine : « J’ordonne, vous exécutez ! » Il fantasme la docilité de ses sujets… C’est un fantasme monarchique, patriarcal. Il le combine avec le fantasme du capitaliste auquel rien ne résiste et qui affirme sa toute-puissance par l’accumulation et la conquête infinie de marchés.

Est-ce pour ces raisons que vous désignez Emmanuel Macron comme le président le plus caricaturalement viriliste de la Ve République ?

Oui. J’insiste beaucoup, dans un chapitre, sur le « masculinisme » de Macron. En un sens, c’est le plus jeune président de la République de l’histoire de la Ve République parce que c’est le premier président « masculiniste ». Le « masculinisme » devant s’entendre comme une forme de réaction, fondée sur le déni pervers, contre l’agentivité féminine et les nouvelles normes, symétriques, réflexives, censées réguler les relations interpersonnelles. Macron est clairement déphasé par rapport à sa génération – c’est un faux jeune : c’est le cœur de son imposture.

« Faute de pouvoir élaborer le conflit, il l’expulse. Macron enferme donc autrui – en fait, il prend en otage tout un pays – dans des dilemmes insolubles. »

L'analyse que vous faites permet-elle de mieux saisir le sens et la portée du « en même temps » d'Emmanuel Macron ?

On peut en effet faire beaucoup de reproches à Macron, et celui d’avoir perverti le « en même temps » n’est pas le moindre ! En sociologie, on n’arrête pas d’essayer d’élaborer des théories qui rendent raison de l’aspect directionnel des processus sociaux, tout en intégrant les contre-tendances qui surviennent « en même temps », les mouvements de résistance, de régression, etc. En outre, toute vie psychique saine doit faire une place majeure au « en même temps ». Racamier l’a beaucoup souligné. Il parlait à ce propos d’« ambiguïté ». Elle est importante l’ambiguïté, puisqu’elle renvoie à la capacité d’élaborer le conflit, de « balancer » deux choses opposées, sans nier cette double nature, mais en faisant avec.

Avec Macron, c’est tout l’inverse. Avec lui, on est sur un registre qui n’est pas l’ambiguïté, mais la paradoxalité. Faute de pouvoir élaborer le conflit, il l’expulse. Il enferme donc autrui – en fait, il prend en otage tout un pays – dans des dilemmes insolubles. C’est cela la paradoxalité : la production de pièges de la pensée, le nouage de propositions parfaitement inconciliables, ce qui rend fou. Si on ne comprend pas ce mécanisme, on ne comprend pas le malaise que produit massivement Macron, le rejet j’allais dire physique, viscéral, qu’il inspire.

Vous écrivez que « les êtres humains sont des processus (individuels) vecteurs et producteurs de processus (sociaux) ». De quels régimes politiques et socio-économiques Emmanuel Macron est-il donc le révélateur ?

Il est, pour être précis, le révélateur caricatural des résistances masculinistes à l’avènement d’une conception non souveraine et hiérarchique de l’autorité – le modèle « j’ordonne, vous obéissez » laissant place à un modèle plus souple et symétrique. Il est aussi le symbole d’une fuite en avant capitaliste-productiviste comme moyen de maintenir une forme de suprématie masculine.

« Je ne sais pas ce qu’il faut de plus que Macron pour se convaincre de la toxicité d’une Constitution qui organise l’irresponsabilité du président de la République… »

Doit-on en déduire que le combat contre la pensée perverse implique un changement des institutions ?

Absolument. On voit en ce moment des constitutionnalistes, des éditorialistes en vue ou des politiques en appeler à l’esprit de la Ve République, ou vanter la solidité de nos institutions. Je ne sais pas ce qu’il leur faut de plus que Macron pour se convaincre de la toxicité d’une Constitution qui organise l’irresponsabilité du président de la République… Peut-être l’avènement définitif d’un régime illibéral ? Il faut se protéger au plus vite… On ne peut pas s’en remettre uniquement aux qualités personnelles, à l’éthique des personnalités amenées à assumer la charge présidentielle.

En bref, il est urgent de sortir du présidentialisme. Un pouvoir exécutif fort (et d’autant plus fort qu’il est responsable !) n’est pas nécessairement présidentiel et le drame de la Ve République est qu’elle ne tranche pas entre le régime parlementaire et le régime présidentiel.

Il faut bien comprendre l’origine du problème. L’esprit des institutions de la Ve République est fondamentalement capétien : le peuple et son chef contre les féodalités. Le général de Gaulle est parfaitement clair sur ce point : la volonté populaire exprimée par la voie du suffrage universel est la condition de la continuité historique de la France, incarnée désormais par un chef de l’État élu, exactement de la même façon que l’était la succession dynastique.

Dans cette perspective, l’illégitimité d’un président qui ne bénéficierait plus de l’assentiment populaire est aussi rédhibitoire que celle d’un roi absolu non sacré qui nierait le droit héréditaire… C’est pour cela que tout est bloqué en ce moment… Un président illégitime grippe tout le système politique français…

Jamais le général de Gaulle n’aurait pu imaginer une telle chose : qu’on se prenne pour un roi tout en ne cessant pas d’offenser la démocratie et le peuple français. Lui était démocrate parce qu’il était vraiment monarchiste. Alors qu’on ne sait pas qui est Macron ni quelles valeurs – hormis une idée folle de son destin – le guident… Mais au moins aura-t-on compris grâce à lui que le fantasme capétien à l’origine de l’institution présidentielle est totalement anachronique. La République reste à créer…

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Le président français Emmanuel Macron est vu sur un écran alors qu'il prononce son discours télévisé du Nouvel An à la nation depuis le palais de l'Élysée, à Paris, le 31 décembre 2024. (Photo par Kiran RIDLEY / AFP)