S’il voulait faire parler de lui, c’est une franche réussite. En évoquant publiquement un possible envoi, dans l’avenir, de troupes françaises en Ukraine, Emmanuel Macron a déclenché une secousse politique aussi bien à l’échelle internationale que sur le plan intérieur, dont la France ne sort pas grandie.
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La proposition du chef de l’État a suscité un rejet à peu près universel : en France, tous les représentants de l’échiquier politique ont exprimé leur inquiétude ou leur incompréhension, ou leur sidération ou leur hostilité, reflétant fidèlement l’attitude réprobatrice d’une forte majorité des Français.
Une France isolée dans un Occident divisé
À l’extérieur, l’ensemble de nos alliés ont rejeté l’idée de la France en termes plus ou moins diplomatiques. L’Allemagne, par exemple, a très vite rappelé, et en des termes tranchés, son opposition inébranlable à l’envoi de troupe, le chancelier Scholz s’estimant même fondé à parler au nom de l’OTAN et de « l’Europe ». Et la plupart des autres pays de l’UE lui ont emboîté le pas. Les États-Unis – sans lesquels rien n’est possible militairement – ont adopté des déclarations similaires. Les autorités britanniques – qui comptent au nom des plus bellicistes depuis février 2022 – ont réitéré leur refus net et clair de toute forme de co-belligérance ouverte avec l’Ukraine. Enfin, pour couronner le tout, les dirigeants ukrainiens ont rappelé qu’ils ne demandaient aucunement pour ce qui les concerne l’envoi de troupes alliées au sol.
S’il a ensuite confirmé son propos, précisant que ses mots étaient pesés et mesurés, la prise de position d’Emmanuel Macron semble relever davantage de la griserie communicationnelle et de la recherche à tout prix d’une posture valorisante que d’une géopolitique réfléchie. Peut-être y a-t-il quelque chose de grisant en effet dans le fait de tutoyer le tragique de l’Histoire et de l’assumer crânement devant ses homologues et un parterre de journalistes. Peut-être Emmanuel Macron pense-t-il avoir également fait preuve d’un réel sens tactique, ouvrant une brèche que la suite des événements sur le sol ukrainien élargira fatalement, jusqu’à rendre nécessaire ce qui semble aujourd’hui inconcevable.
Quoi qu’il en soit, il n’a semble-t-il pas songé aux conséquences en cascade de sa prise de position : l’unité du camp occidental est ainsi mise à mal, la France se retrouve isolée face à ses partenaires, et son président – qui aura dit tout et son contraire à propos de la guerre en Ukraine – apparaît comme moins fiable que jamais.
Le piège d’une vision manichéenne et simpliste du conflit
Il faut dire que la sortie d’Emmanuel Macron témoigne spectaculairement des errements auxquels conduit fatalement la lecture manichéenne du conflit adoptée dès février 2022 par les dirigeants occidentaux. À rebours de plusieurs siècles d’histoire diplomatique, il ne juge pas de la guerre en termes géopolitiques, mais à travers des concepts moraux. Ceux-ci, infiniment respectables dans leur principe, présentent cependant deux graves inconvénients : ils oblitèrent des pans entiers de la réalité, et en écrasent la complexité quand ils ne la rendent pas superflue.
Plus gravement encore, ils donnent un tour absolu à des buts de guerre que ne devraient être que relatifs. La guerre en Ukraine est ainsi présentée comme une guerre pour la « Démocratie », la « Liberté » ou « l’Europe ». Or, appréhender un conflit sur le mode des valeurs revient à le percevoir comme une lutte à mort au nom de fins dernières, à le traduire en termes d’affrontement du Bien et du Mal. La rhétorique qui consiste à présenter sous des traits barbares la Russie, les Russes et son dirigeant depuis deux ans n’a absolument rien à envier au processus comparable mis en œuvre par les Français vis-à-vis de l’Allemagne au cours de la Première Guerre mondiale, ou par les Américains à l’encontre des Japonais au cours de la Seconde. Dans chaque cas, la surexploitation médiatique de la violence de l’ennemi et de ses exactions bien réelles constitue un vecteur extraordinairement performant de sa bestialisation.
La situation actuelle se distingue en revanche des précédentes par le fait qu’elle concerne des peuples extérieurs au conflit – dont le nôtre – dont les dirigeants et les médias se soumettent à ce dangereux manichéisme tout à la fois par paresse intellectuelle, inculture historique et inconsistance politique. Cette manière de voir est nocive : si en 1914 ou en 1941, elle permet à des peuples attaqués de consentir aux sacrifices qu’exige la victoire, en 2022, elle met en branle l’engrenage qui conduit des nations extérieures au conflit de la paix à la guerre.
Parallèlement, elle rend possible toutes les montées aux extrêmes, condamnant comme une insupportable trahison toute idée de négociation et de concession, puisqu’il est bien entendu qu’on « ne transige pas avec le Mal ». Les dirigeants occidentaux se sont donc engagés dans une sorte de tunnel cognitif dont ils ne peuvent sortir qu’en s’y enfonçant toujours davantage, au prix d’une radicalité croissante.
C’est dans cette perspective que se place aujourd’hui un président français soucieux de surenchère, et c’est ce qui rendrait son propos terriblement dangereux s’il n’était pas à ce point isolé. Car ce n’est rien moins que l’entrée dans la Troisième Guerre mondiale que propose Emmanuel macron, dont l’Histoire retiendrait qu’elle aurait eu pour cause première, non pas la défense de la « Liberté » mais, beaucoup plus prosaïquement, le refus par Kiev d’un statut d’autonomie revendiqué par les séparatistes du Donbass. Un siècle après la Première Guerre mondiale, l’Histoire, dans sa dimension la plus destructrice, se répéterait donc en Europe, à l’instigation de dirigeants pris au piège de leur rhétorique inepte.
Quand la diplomatie française touche le fond
S’il est un domaine dans lequel les échecs d’Emmanuel Macron sont encore plus nets que partout ailleurs, c’est bien la diplomatie. On chercherait en vain, depuis 2017, un succès notoire engrangé par la France dans le concert des nations. Mais il semble que la séquence en cours voit une diplomatie française moribonde tomber encore plus bas, jusqu’à toucher le fond.
Cela tient d’abord aux revirements incessants du président. Tout à sa volonté de créer une « ambiguïté stratégique » – selon une formule exhumée en urgence par les services de l’Élysée après la déclaration présidentielle – destinée à susciter retenue et prudence de la part du pouvoir russe, il a multiplié les déclarations contradictoires : au possible envoi de troupes au sol ont ainsi succédé l’assurance qu’il ne s’inscrivait pas dans « une logique d’escalade» avec la Russie, que la France n’était « pas en guerre contre le peuple russe », avant de préciser qu'il n'y avait « aucune limite », « aucune ligne rouge » au soutien de la France à l'Ukraine.
La seule chose qui ressort de ce tissu d’incohérence, c’est que le chef de l’État ne sait pas trop ce qu’il pense, et qu’il doit consacrer une partie de son temps à corriger au gré de son humeur ses prises de position successives ; tout le contraire, en somme, de la clarté et de la maîtrise attendues d’un responsable politique de haut rang.
Comme si cela ne suffisait pas, il a eu l’impudence de réclamer aux dirigeants occidentaux de « ne pas être lâches » face à l’adversité. Un procédé rhétorique grossier et puéril qui a légitimement agacé Berlin. Outre qu’Emmanuel Macron s’attribue en creux et à peu de frais le mérite du courage, il semble considérer que la géopolitique des États a quelque chose à voir avec la capacité des dirigeants à affronter personnellement le danger, quand les militaires le font à leur place…
Quitte à accroître la confusion, les prises de parole désastreuses du chef de l’État condamnent par ailleurs les membres du gouvernement à de laborieuses explications de texte en forme de rétropédalage. Le ministre des Affaires étrangères a ainsi frôlé le ridicule en affirmant que l’envoi de troupes au sol « ne ferait pas franchir le seuil de belligérance » avant d’en donner quelques exemples concrets pour donner du sens à son propos : la production de matériel militaire, la cyberguerre ou le déminage. Outre que la première n’est pas le fait des militaires, que la deuxième ne suppose pas de présence sur le sol ukrainien, le troisième constitue en revanche ouvertement une mission de guerre : les zones minées se trouvent sur la ligne de front, battue par les feux de l’armée russe, et le déminage dans un tel endroit est une opération de génie offensif qui exposerait nos soldats et ferait assurément de la France un pays en guerre contre la Russie…
Quelques jours plus tard, le ministre des Armées reprend l’idée du déminage tout en précisant qu’il n’est « pas question d’envoyer des troupes au sol combattantes ». La communication et la diplomatie erratiques du chef de l’État obligent donc les ministres à jouer les garde-fous et à contredire ouvertement le propos présidentiel, pour rassurer une opinion publique inquiète et des alliés indisposés...
L’irréalisme, une nouvelle école géopolitique ?
On oppose classiquement deux conceptions des relations internationales : celle qui, au nom du réalisme, laisse toute sa place à l’intérêt des États et celle qui, au nom de l’idéal, accorde la priorité à la défense et à la promotion de principes moralement supérieurs. Si ces deux manières de voir se présentent rarement sous une forme chimiquement pure, l’une ou l’autre constitue en général l’aspect dominant de la géopolitique d’un État à un moment de son histoire.
Sans s’en rendre compte, Emmanuel Macron tente de faire émerger une troisième tendance, qui serait celle de l’irréalisme, dont les ingrédients seraient les suivants : inculture historique, ignorance stratégique, manichéisme, auxquels s’ajouterait, dans ce cas d’espèce – et au risque de se livrer à une hasardeuse spéculation psychologique –, une aspiration personnelle à la toute-puissance, juvénile et mal contrôlée.
Le principe d’une approche irréaliste résiderait précisément dans le fait qu’elle n’a pas vocation à se concrétiser en raison de sa dangerosité. Elle n’est qu’un pur exercice communicationnel, pratiqué par un responsable politique post-moderne, pour lequel les mots ont autant d’importance, sinon plus, que les actes, pour qui l’imprécation, l’admonestation et la posture sont des fins en soi, dans lesquelles il est bon de se mirer. Car s’il est, au sujet de la guerre en Ukraine, une faute à ne pas commettre, c’est celle à laquelle invite le chef de l’État français. L’envoi de troupes au sol en Ukraine, s’il était réellement envisagé de le concrétiser, se heurterait à plusieurs facteurs objectifs, qu’il n’est pas inutile, au point où nous en sommes rendus, de passer en revue.
Sur le plan politique intérieur, l’hostilité de l’immense majorité des Français à cette décision susciterait rapidement une crise grave que les partis auraient du mal à canaliser. Des troubles violents à l’ordre public ne manqueraient pas de se produire. La fuite en avant belliciste du chef de l’État percuterait frontalement la volonté du peuple produisant de dangereux effets de déstabilisation interne. Les partisans de l’intervention qui croient pouvoir accoutumer l’opinion publique à cette idée grâce à une communication ad hoc, et en misant sur le temps, se bercent gravement d’illusions à ce sujet et jouent avec le feu.
Du point de vue tactique et stratégique, l’armée française, dans sa configuration actuelle, ne pourrait pas envoyer plus de deux brigades en Ukraine, soit environ dix mille hommes, de quoi tenir au mieux quelques dizaines de kilomètres d’une ligne de front qui en compte un millier. Si, autre hypothèse, cette petite force expéditionnaire était déployée en urgence pour s’opposer à une percée russe en direction de l’Ouest, elle serait facilement tournée et réduite par le corps de bataille ennemi. Autant dire qu’il est hors de question d’agir seul, ce dont convient le président de la République dans son propos. Toute la question, dès lors, consiste à savoir ce que l’on peut attendre des Américains à ce sujet.
Quiconque connaît l’histoire de ce pays dans ses grandes lignes peut l’affirmer catégoriquement : s’ils sont prêts à soutenir matériellement et financièrement l’Ukraine pour affaiblir la Russie, il est exclu qu’ils s’impliquent ouvertement et à grande échelle dans la guerre. Depuis 1776, jamais les États-Unis n’ont attaqué frontalement une grande puissance, ni au XIXe siècle, ni même au XXe. Leur participation à la Première Guerre mondiale a été tardive et limitée ; leur intervention en Europe au cours de la Seconde n’est massive qu’à partir de juin 1944, alors que l’essentiel de l’armée allemande est en cours de destruction par l’armée rouge. La guerre contre le Japon, quant à elle, pourrait s’apparenter à un contre-exemple si elle n’était pas une riposte à une agression.
Tous les conflits ultérieurs, au cours des huit décennies qui ont suivi, n’ont été livrés qu’à des adversaires d’envergure modeste. Si l’aspiration à la puissance et au rayonnement planétaire est une constante du nationalisme américain depuis 1945, cette ambition a toujours été associée à une réelle prudence stratégique face aux adversaires de premier plan, dans le souci d’éviter une conflagration générale, mais également en raison d’un refus viscéral de pertes militaires d’ampleur : la préservation des « précieuses vies américaines » est une donnée fondamentale de la politique étrangère de ce pays.
Sans même parler de leur fatigue stratégique après vingt années de revers en Irak et en Afghanistan, sans même tenir compte de l’ascension de la Chine – autrement plus préoccupante que la question russe pour nombre de responsables politiques –, il est impensable que les États-Unis, sous quelque président que ce soit, déploient une force militaire outremer pour combattre les troupes d’une puissance nucléaire qui ne menace en aucune manière leurs intérêts vitaux. Les Européens, s’ils souhaitaient rentrer en guerre contre la Russie, devraient donc le faire seuls. Autant dire que cela ne se produira pas.
La prise de position du président français a donc quelque chose de consternant par son irréalisme, son irresponsabilité et son impact contre-productif. Si elle en dit long sur les carences personnelles de l’actuel chef de l’État, elle jette, beaucoup plus gravement, le discrédit sur notre pays, dont l’image et la perception sont brouillées par les paroles ineptes de son premier représentant.
Photo d'ouverture : Le président français Emmanuel Macron prononce un discours lors d'une réunion avec des hauts fonctionnaires à Paris, le 12 mars 2024. (Photo Ludovic MARIN / POOL / AFP)
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