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Le narcissisme ambiant, particulièrement véhiculé aujourd’hui par les grandes marques, détourne de l’édification d’un monde commun. Vincent Cocquebert, auteur de La civilisation du cocon et de Uniques au monde (Arkhê) décrit une « culture du même » devenue quasi pathologique et lourde de conséquences pour la démocratie alors remplacée par une « intimocratie ».

Opinion Société
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publié le 15/08/2024 Par Laurent Ottavi
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Laurent Ottavi (Élucid) : Pouvez-vous dans un premier temps faire le lien entre ce que vous appelez l’égocène et « la civilisation du cocon », titre de de votre précédent ouvrage ?

Vincent Cocquebert : L’égocène est une réponse à la civilisation du cocon. Cette dernière caractérise la période historique qui commence à prendre de l’ampleur dans la décennie 1980, marquée par la disparition des utopies et la fin des grands récits communs, les désillusions de la modernité, la dépolitisation, le culte de la concurrence et de la performance, la déstabilisation des champs amoureux et professionnels, le remplacement du gouvernement par le marché et les plans de licenciements croissants. Les classes populaires se sont alors repliées sur la sphère domestique. C’est un réflexe défensif, avec le début du petit pavillon, de la cabane au fond du jardin et du marché du jardinage qui précède celui de la décoration, qui s’intensifie ensuite dans les années 1990.

On voit alors se mettre en place une sorte de culte de ce qu’on nomme le cocooning. La maison s’affirme comme un espace de repli physique et idéologique, de protection, de décompression par rapport à une réalité vécue comme de plus en plus dure et hostile, de confort et de sécurité où prévaut la culture du « même ». Le numérique, depuis le début des années 2000 et a fortiori depuis les années 2010, accentue encore le phénomène en permettant de tout faire venir à domicile : la culture, les relations humaines, la nourriture et même la danse (c’est désormais devant sa caméra que l’on se déhanche pour le diffuser sur TikTok).

J’appelle égocène ce repli consistant à chercher dans le miroir de soi une sensation de contrôle et à se centrer sur l’amélioration de soi et la quête intérieure. Le but n’est plus de vouloir changer collectivement les choses, mais, de plus en plus, de tendre vers un monde qui nous ressemble et que l’on essaie de mettre à notre mesure, d’où la fascination actuelle pour l’identification qui s’étend de nos émissions télévisées jusqu’à nos hommes politiques (les abstentionnistes disent souvent qu’ils n’ont pas voté pour telle ou telle personnalité pourtant proche de leurs idées, car ils ne « se reconnaissent pas totalement » dans un candidat).

Élucid : Vous citez dans votre ouvrage La culture du narcissisme de l’américain Christopher Lasch, écrit dans les années 1970. Sa thèse reste-t-elle encore valide aujourd’hui malgré tous les changements survenus depuis dans les sociétés occidentales ?

Vincent Cocquebert : Son analyse était celle du développement au sein de la société postindustrielle de fortes tendances narcissiques dans un contexte d’enrichissement et d’individualisation. La consommation, le sport, l’éducation, le monde du travail, la psychothérapie étaient dès lors autant  de domaines dans lesquels s’exprimaient les dynamiques de ce nouveau corpus psychologique « d’intérêt transcendantal pour soi-même ». C'est le constat d'une personnalité repliée sur un « soi » forcément introuvable sur fond de culture de l’instant, de relations sociales désengagées, et apparue dans un contexte de progrès et d’expansion économique.

« La principale différence avec les années 1970 est que la personnalité narcissique est davantage portée à la victimisation et à la recherche du bouc émissaire. »

Dans un contexte désormais teinté d’un sentiment d’insécurité existentielle, de déclassement et où le futur est devenu une perspective inquiétante, on ne dissimule plus ses fragilités derrière le cynisme ou l’ironie qui caractérisait cette culture du narcissisme, mais on met en scène son mal-être, ses tares et ses mauvais côtés, ou on se livre à une quête de retour à une origine fantasmée.

La principale différence avec les années 1970 est que la personnalité narcissique est moins flamboyante et conquérante. Elle est davantage portée à la victimisation et à la recherche du bouc émissaire. Pour certains, ce sont les étrangers, pour les autres les boomers ou simplement les hommes, pour d’autres encore ce sont les jeunes, les wokes, les LGBT, les féministes ou les écologistes.

Selon les classes sociales, le narcissisme a-t-il des degrés différents ou prend-il des formes différentes ?

Toutes les catégories socio-économiques sont traversées par ce trouble narcissique, mais il s’exprime de façons différentes. Comme je l’ai dit, la posture défensive qu’on trouve dans le narcissisme a d’abord infusé les classes populaires, déstabilisées par une économie plus difficile et de nouvelles valeurs. On constate aujourd’hui qu’elles sont très imprégnées par un nouveau rapport au corps caractérisé par le tatouage, le piercing et la musculation, une manière pour elles de reprendre le contrôle dans un monde où elles ont le sentiment de ne pas avoir de prise sur leur existence et sur la société.

L’identitarisme procède du même phénomène. Résultat, selon un sondage Ipsos, près de la moitié des Français auraient le sentiment de « passer à côté de leur vie » sans pour autant réussir à tout à fait cerner les contours de ce malaise diffus. Et dans son ensemble la population juge son niveau de bien-être « médiocre ».

Vous avez jusqu’à maintenant resitué l’égocène dans le contexte des dernières décennies. Plus globalement, est-elle la rançon inévitable de la volonté moderne d’autonomie ?

Le fait de pouvoir si on le souhaite s’arracher à son territoire, à sa famille et à une certaine reproduction pour pouvoir s’inventer comme individu est évidemment un processus positif et émancipateur. Pour arriver à cet objectif, il faut toutefois que l’État, à travers ses politiques et sa manière d’organiser le commun, donne les moyens de cette individualisation. Elle passait autrefois par les domaines professionnels, sentimentaux et familiaux. Or, ceux-là sont aujourd’hui profondément déstabilisés alors même que l’individu contemporain est soumis à cette injonction de devoir s’inventer et se réinventer perpétuellement, comme si nous risquions à tout moment d’être frappés d’obsolescence.

Après l’explosion des divorces qui ont largement fragilisé l’idée d’une stabilité amoureuse, la baisse des rapports sexuels, par exemple, commence à être un phénomène bien documenté. Elle était déjà nette au Japon qui, sur certains phénomènes (vieillissement de la population, hausse du nombre de célibataires, baisse de la fréquence des rapports sexuels donc et hikikomorisation du monde), a comme 10 ou 15 ans d’avance sur nous.

La rencontre de l’autre est de plus en plus appréhendée comme une source d’expérience négative et de bousculement narcissique. On parle souvent de clash des générations alors que nous avons d’abord affaire à une rupture intragénérationnelle entre les sexes, avec des jeunes hommes et des jeunes femmes qui ont de moins en moins de valeurs communes. Les hommes ont de plus en plus des valeurs conservatrices et les jeunes femmes des valeurs progressistes.

« L’affaissement des deux champs de valorisation, l’épanouissement dans son travail ou dans ses relations, a créé un vide rempli par les grandes marques. »

Comment la consommation a-t-elle tiré les marrons du feu de la fragilisation des domaines qui construisaient autrefois l’individualisation ?

L’affaissement des deux champs de valorisation, l’épanouissement dans son travail ou dans ses relations, a créé un vide rempli par les grandes marques. Elles produisent un discours symbolique, politique (Michel-Édouard Leclerc faisait par exemple des campagnes de publicité pendant le confinement sur le registre de la solidarité) et surtout identitaire. Le pouvoir d’achat est aujourd’hui synonyme du pouvoir d’être soi. La consommation est l’un des derniers mondes enchantés où l’on se met en scène dans une posture de petit roi, dans un simulacre de puissance.

Le détonateur du mouvement des Gilets jaunes a été le prix de l’essence. Et les émeutes des banlieues, avec les vols de magasins, témoignaient d’une frustration sur-consommatoire. À peu près tout le monde reconnaît que nous consommons trop, mais nous sommes dans un phénomène de compensation assez désespéré. Les individus n’ont jamais eu si peu de cercle social, au point que l’on parle désormais de récession de l’amitié et d’épidémie de solitude, le tout sur fond d’anxiété généralisée, de polarisation et d’absence d’empathie.

Nous sommes en réalité tous les victimes et les bourreaux de cette culture du narcissisme. Il nous faut retrouver des champs de valorisation positifs qui nous réunissent.

Au cours des années 1980 que vous avez évoquées, le penseur Gilles Lipovetsky prenait ses distances avec des approches qu’il jugeait trop critiques du phénomène narcissique. Ce reproche vous paraît-il justifié ?

J’y vois surtout une critique des restants marxistes de penseurs qui n’envisageaient la consommation que comme une pure aliénation. Je ne partage pas non plus cette idée. La consommation, de mon point de vue, devient une aliénation quand elle est la dernière sphère refuge, identitaire, existentielle, et dès lors un moteur à frustration, à injustice et à colère. Surtout à l’heure de l’imaginaire des pénuries et de la fin de l’abondance.

Depuis la parution de l’Ère du vide, on a également pu constater une certaine fin de deux des grandes promesses de la modernité, celle de l’individualisation et celle du mythe du progrès, sans que d’autres viennent prendre leur place. D’où ce repli sur soi, sur les siens, sur sa vision du monde conjugué à une défiance à la fois des élites, mais aussi simplement des autres. Pour plus de 70 % des Français, on ne se méfie jamais assez d’autrui.

« Il faut retrouver un récit commun et une matrice qui donne envie de retrouver une interdépendance dans laquelle on peut à la fois affirmer son individualité et travailler pour le collectif. »

Pouvez-vous faire le lien entre ce que vous avez expliqué jusqu’ici et ce que vous nommez « l’intimocratie » ?

À partir des années 1980, le culte de l’individu comme cellule productive et comme monade consommatoire a porté avec lui l’idée que la vérité se réduisait à la vérité de chacun et que la quête intérieure excluait l’altérité, les petits récits permettant d’améliorer son quotidien ont pris la suite des grands récits. On le voit bien aux émissions de télévision. Dans les années 1980 et 1990 apparaissent des émissions de témoignages où l’on vient raconter sa maladie, ses traumatismes, son enfance malheureuse, etc. Elles sont alors considérées comme des sommets voyeuristes de trash-TV (de la télé poubelle).

Aujourd’hui, le témoignage est devenu une norme journalistique (Brut, Konbini), un vecteur de vérité, un objet inquestionnable. Les récits de l’intimité font désormais le politique. En l’absence de grandes utopies, l’affirmation de ce qu’on croit être « notre moi » est devenue notre petite utopie personnalisée. Quelque part, comme on a le sentiment de ne plus pouvoir changer les choses, on essaie de changer les gens.

Vous écrivez que le narcissisme est devenu « presque pathologique ». Serait-il en train d’exploser aux deux sens du terme : de triompher et de saturer ? Quelles voies vous semble-t-il possible d’explorer pour tourner la page de l’égocène ?

La représentation dominante consiste à penser qu’il vaut mieux une nouvelle voiture qu’un nouvel ami. C’est donc sur la représentation que l’individu va nécessairement devoir travailler, car une politique seule ne suffira pas. Au niveau politique, il faut retrouver un récit commun et une matrice qui donne envie de retrouver une interdépendance dans laquelle on peut à la fois affirmer son individualité et travailler pour le collectif. Nous sommes dans un entre-deux, à la Gramsci.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Cristina Conti - @Shutterstock

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