Vingt ans après, pourquoi reparler du référendum du 29 mai 2005 ? Tout n’a-t-il pas été dit par les analystes dits sérieux ? Les responsables politiques, de gauche et de droite alliés pour la circonstance, ne prétendent-ils pas avoir résolu les problèmes posés par le Traité Constitutionnel Européen (TCE) dans les mois qui ont suivi le référendum ? Doit-on alors accepter sans sourciller un récit du 29 mai écrit, pour l’essentiel, par ceux qui ont bafoué ou aidé à bafouer le vote des Français par le traité de Lisbonne ?



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C’est Mark Twain qui disait « ce n’est pas ce que vous ne savez pas qui vous pose des problèmes, c’est ce que vous savez avec certitude et qui n’est pas vrai ». Revenir sur le vote de 2005 est fondamentalement une œuvre de liberté, de remise en cause d’un discours proclamant que tout ce qui est européen est par principe un progrès. S’il est vrai qu’il serait trop simple de tenir le discours inverse, il s’agit, aujourd’hui où les évènements se bousculent, d’admettre enfin que la construction européenne doit être soumise à un vrai débat enfin ouvert sans excommunications ni anathèmes.
Merveille des technocrates, un vocable a fait irruption dans le glossaire bruxellois : le « déficit démocratique ». Il est extraordinaire, au demeurant, que devant l’absence évidente de démocratie dans le fonctionnement des instances européennes, on soit encore allé chercher un terme comptable. Cela aide à noyer la question dans le silence ou dans le tintamarre des récupérations.
Reconnaissons que tout ce charivari ne saurait résoudre les difficultés qu’il prétend affronter pour une raison pourtant simple. Il ignore l’acteur principal de la démocratie, à savoir le peuple, que les responsables n’évoquent que de façon péjorative sous ce fameux néologisme, le populisme. Or, ce peuple est fondamentalement inscrit dans la Constitution (« gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » selon l’article 2), il est la communauté politique de tous les citoyens sans distinctions et le souverain depuis l’avènement de la démocratie et de la République. C’est ce peuple qui s’est prononcé le 29 mai 2005 après une forte mobilisation et par un résultat sans appel.
Mais, de nos jours, la souveraineté du peuple, pourtant inscrite en l’article 3 de la Constitution française, tend à n’être reconnue que lorsque le peuple donne la réponse attendue. Faute de quoi, un traité de Lisbonne répond au référendum de 2005. On tend ainsi vers ce fameux « idéal » évoqué par Aldous Huxley dans son roman Le Meilleur des mondes, selon lequel « la dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s'évader ». C’est face à ce danger que le référendum est destiné à trancher une question grave lorsque les représentants n’ont plus suffisamment de légitimité pour le faire. Il est l’appel au peuple, seul capable de les départager en dernier ressort.
Où est la politique ?
Il était donc impératif, en 2005, de soumettre le TCE à référendum sauf à considérer que le fonctionnement de la vie publique devait échapper au contrôle populaire pour se soumettre à un être européen supérieur, et ce alors même que ce traité se prétendait constitutionnel.
Car l’Union européenne, issue de traités conformes au Droit international, change de nature lorsque ces traités sont transformés en éléments constitutionnels. Comme le dit Dieter Grimm, ancien membre de la Cour de Karlsruhe (Tribunal constitutionnel allemand), « cette transformation, conséquence de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), compromet l’acceptation de l’intégration par les populations ». En fait, le fameux État de droit dont on nous rebat les oreilles est de moins en moins issu d’un débat politique.
Cette jurisprudence a une influence profonde sur les lois et les politiques nationales. Par exemple, l’interprétation extensive de l’interdiction des barrières commerciales fait perdre aux États membres la possibilité de maintenir leurs exigences en matière de qualité des produits, d’emploi, de santé, etc. Celle de l’interdiction des aides aux services publics prive les gouvernements du droit de décider par eux-mêmes des domaines qu’ils laissent au marché et de ceux qu’ils veulent contrôler. Différence fondamentale : l’interprétation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (adoptée en décembre 2000), comme le renforcement des quatre libertés économiques, conduit à donner la préférence aux droits économiques, tandis que les Cours constitutionnelles nationales donnent priorité aux droits des personnes.
Il faut donc cesser, en particulier, de voir l’Union européenne comme prolongeant l’idée de service public sur un espace plus large que la France. En se situant avant tout dans la sphère de la mondialisation libérale, elle impose une philosophie contraire à notre conception de la solidarité et du lien social. C’est le Conseil d’État, peu suspect d’hostilité à la construction européenne, qui déclarait en 1994 dans son rapport annuel : « L’Europe n’instruit pas le procès du ou des service(s) public(s) ; elle fait pire ; elle ignore largement la notion de service public et l’existence de services publics ». Et Dieter Grimm de poursuivre sa démonstration quant à la disparition du politique :
« La jurisprudence de la CJUE est souvent présentée comme une réussite pour la construction européenne. En fait, la médaille économique a un revers : la perte de légitimité de l’Union. Ce revers est devenu apparent quand les populations se sont aperçues que l’objet de l’intégration n’était plus seulement l’économie, mais aussi la politique, sans aucune chance pour elles d’influencer son développement. »
Platon et Aristote ont défini la politique, vie publique fondée sur la réalisation de ce bien commun que certains appellent l’intérêt général. Le mot grec qu'il traduisait est politeia, la marche des affaires publiques dans la Cité. L’acteur principal dans la cité est ici l’homme défini comme un individu politique. Celui-ci n’a pas pour unique objectif la satisfaction de ses désirs privés, mais aussi sa participation à la vie publique. Il a un penchant naturel à s'associer, à vivre en société et dans une société politique. Dans un tel cadre, le droit n’est que l’expression de ce que rappelle la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen en son article 6 : « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ».
Il est alors légitime de s’interroger sur les causes du dérapage des principes démocratiques aujourd’hui. Bien sûr, la souveraineté du peuple s’oppose souvent à des intérêts puissants, à un ordre prédéfini par des instances dites supérieures. Bien sûr, le conflit social est éternel et le combat pour la liberté et la souveraineté aussi vieux que le monde. Mais il est des défis encore plus importants et que nous ne pouvons continuer d’ignorer : l’Union européenne n’est pas un être politique au sens d’Aristote, c’est-à-dire fondé sur la recherche d’un certain bien.
En fait, l’Union européenne n’est qu’un être fonctionnel. Ce phénomène fait écho à la pensée d’Hannah Arendt lorsqu’elle met en lumière la relation entre la philosophie et la politique. D’après elle, la « vie contemplative » a gommé la « vie active », et même l’action a été subordonnée au savoir-faire technique. Ce n’est pas innocemment que la politique, œuvre de vie par excellence, est aujourd’hui officiellement qualifiée de science.
Où est le peuple ?
C’est Léon Bourgeois, grande figure de la IIIe République qui affirmait « l’individu isolé n’existe pas ». Il s’opposait, cela faisant, au discours économique le plus libéral qui triomphe aujourd’hui par une vision du « citoyen consommateur », sorte de Robinson Crusoé de temps modernes navigants du matin au soir sur sa courbe de satisfaction. Il soutenait, à l’inverse, l’interdépendance sociale des citoyens, cohérente avec l’idéal républicain d’égalité et de fraternité issu de la tradition révolutionnaire.
Traduit politiquement par l’article 3 de la Constitution française, le peuple est le titulaire de la souveraineté nationale. Il l’exerce « par ses représentants et par la voie du référendum ». Une telle assertion pose deux problèmes majeurs :
- Y a-t-il encore une souveraineté nationale ? En théorie oui, mais sous réserve qu’il existe une volonté nationale de s’opposer à la dérive apolitique de l’Union européenne. Plus précisément, et en se référant aux conclusions de Dieter Grim, doit-on continuer d’accepter que le Droit européen soit supérieur au Droit national ? La question ne saurait être éludée et devrait donner lieu à référendum ;
- Y a-t-il encore un peuple français au sens de communauté politique de citoyens aspirant à exercer ensemble leur liberté ? Il ne s’agit plus d’en parler de façon abstraite, mais très concrètement face aux défis. En ce sens, le 20e anniversaire du référendum du 29 mai 2005 offre une occasion unique. Alors que le vote des Français fut bafoué par le traité de Lisbonne, doit-on continuer de gommer cet évènement ou, au contraire, lui redonner tout son sens politique ?
Le 29 mai 2005 confirme que seul le retour à la souveraineté du peuple permettrait de clarifier les enjeux et de lever les défis. L’adoption du traité de Lisbonne est une sorte de coup d’État légal, mais pas légitime, qui permet à la classe dirigeante de gouverner hors-sol depuis vingt ans.
Il est essentiel de revenir sur ce moment historique, car le chemin qui conduisit au traité de Lisbonne est révélateur de l’effondrement de la vie politique en France depuis des décennies. Il est toujours simpliste de s’interroger sur la valeur du vote des citoyens.
Ne ferait-on pas mieux de s’interroger sur les motivations des principaux responsables, élus et experts officiels qui ont bafoué le vote : un Président de la République issu d’un parti dit gaulliste qui méprise le peuple ? Un dirigeant socialiste qui balaie le vote démocratique ? Des élus qui demandent publiquement si les citoyens avaient bien compris leur vote ou même qui déclarent qu’il valait mieux ne pas faire de référendum ? Une domination des médias faisant campagne pour le « oui » qui accapare 71 % des interventions à la télévision entre le 1er janvier et le 31 mars 2005 ? Les locataires permanents des chaînes de télévision, tel Christophe Barbier qui affirme sans ciller qu’« il y a peu de sujets qui méritent d’être soumis au peuple » ?...
Ceux qui parlent sans arrêt de démocratie pour des pays lointains sont incapables de se soumettre ici à ses exigences. Ils préfèrent casser le thermomètre et s’ériger en leaders omniscients.
N’est-il pas temps, à la faveur de cet anniversaire, de se poser la question du fonctionnement de nos institutions et de l’Union européenne ? Car la volonté quasi maniaque de pousser à un saut fédéral des institutions de Bruxelles, de prétendre, contre toute raison, que l’Union européenne fonctionne comme un État démocratique oblige à prétendre qu’il existe un peuple européen, ce qui n’a pas de sens, aussi bien historique que politique. On peut parfaitement penser la démocratie entre États souverains.
N'est-il pas alors temps de voir que la France doit retrouver sa trajectoire historique, celle qui a construit les Droits de l’Homme et du Citoyen, celle qu’elle a quittée pour des phantasmes mondialisés depuis les années 1980 ? Le besoin nécessaire de développement des relations internationales, en particulier en Europe, ne doit pas servir d’alibi au renoncement de toute une philosophie humaniste.
Demain n’est pas défini
Le rapport entre les représentants et les citoyens devient catastrophique. Et les traités successifs signés pour Bruxelles sont symptomatiques d’une crise philosophique et morale. Chaque nouveau texte amène au même parcours : premier temps, le texte est présenté comme purement technique, un simple aménagement du règlement intérieur, comme le disait Michel Rocard en 2005 ; deuxième temps, une fois le texte ratifié, les dirigeants déclarent qu’il s’agissait d’une évolution fondamentale. Un jour, ils proclameront qu’ils sont la démocratie à eux tout seuls. Une vie prétendument politique sans peuple et sans citoyens en quelque sorte !
Y a-t-il encore un embryon de vie publique dans un tel fonctionnement ? Y a-t-il encore, de la part des citoyens, ce zeste de confiance nécessaire à toute démocratie ? Face aux défis qui se manifestent aujourd’hui dans le monde, peut-on faire fonctionner notre pays dans un tel mépris de l’humain ?
Merci au 29 mai 2005 de nous permettre de poser ces questions fondamentales.
*
André Bellon est Président de l’association pour une Constituante, ancien Président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
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