L’Asie du Sud-Est fait rarement les gros titres de l’actualité occidentale. Si les récentes escarmouches entre la Thaïlande et le Cambodge rencontrent davantage d’écho que leur précédent conflit en 2011, c’est parce que le président américain se vante d’y avoir brillamment joué son rôle d’expert du fameux « art de la négociation ». La réalité n’est toutefois pas si simple.

Au cours du mois d’août dernier, que ce soit sur les réseaux sociaux ou au cours de diverses prises de parole, le président américain Donald Trump, qui ne compte décidément pas abandonner ses efforts pour tenter d’obtenir le prix Nobel de la paix, s’est vanté à plusieurs reprises d’avoir « mis fin à six guerres en six mois » – ou parfois même sept, suivant les versions – depuis son retour au pouvoir, le 21 janvier 2025. Une assertion qui semble effectivement impressionnante, tout à fait le genre qui, si Donald Trump n’était pas Donald Trump, pourrait convaincre le très politique Comité Nobel norvégien de lui accorder la précieuse récompense. Après tout, elle fut jadis décernée à Barack Obama alors qu’à peu près tout le monde – y compris Obama lui-même – s’accordait à dire qu’il n’avait encore rien fait pour la mériter. Les membres du Comité étant directement désignés par le Parlement norvégien, dominé par une coalition de gauche, on les voit toutefois mal trancher en faveur de l’actuel président américain.
Et encore faudrait-il que cette allégation soit vérifiable. Or, il s’avère qu’elle est peut-être un peu trop ambitieuse pour être entièrement honnête. Ainsi, sans même compter les échecs évidents de la diplomatie américaine, comme en Ukraine ou à Gaza, les conflits qui ont effectivement fait l’objet de cessez-le-feu orchestrés par Washington ne sont certainement pas réglés pour de bon. De fait, la totalité d’entre eux, qu’il s’agisse du conflit entre la RDC et le Rwanda, celui entre le Pakistan et l’Inde, celui entre l’Iran et Israël, ou encore celui entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ne constituaient que les émanations les plus récentes de tensions parfois très anciennes, dans des contextes particulièrement compliqués, et qui ont probablement vocation à resurgir un jour ou l’autre.
Ainsi en allait-il du plus récent de ces conflits « résolus » par Donald Trump, qui est aussi probablement celui dont l’Occident a le moins discuté, du fait de son caractère à la fois bref, limité et lointain : les affrontements à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande, qui ont atteint leur paroxysme entre le 24 et le 28 juillet dernier. Celui-ci constitue un cas typique de diplomatie « à la Trump », proche de l’éléphant dans un magasin de porcelaine.
Une énième résurgence d’une vieille querelle de frontières
Ce n’est pas la première fois que le désaccord sur le tracé de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge éclate sous la forme d’un conflit armé. Le différend est déjà très ancien, et découle directement des tribulations de la période coloniale, et avant celle-ci, des zones d’influence des anciens empires de la région, le Siam (la Thaïlande) à l’ouest, et le royaume khmer (le Cambodge) à l’est.
Les civilisations thaï et khmère, bien que distinctes, ont toutes deux considérablement contribué au rayonnement culturel d’une même zone de l’Asie du Sud-Est, située entre la province chinoise du Yunnan au nord, le Vietnam à l’est, la Birmanie à l’ouest, et les sultanats malais au sud. Ce territoire, encerclé sur trois côtés par des chaînes de montagnes et baigné sur le quatrième par le vaste golfe de Thaïlande, est principalement constitué de plaines fertiles et de plateaux peu élevés, et est arrosé par les bassins versants de deux grands fleuves, le Chao Phraya et surtout le Mékong. Il constitue un vaste espace d’un seul tenant, propice à l’expansion territoriale d’un royaume prospère.
Ainsi, l’empire khmer d’abord, puis le royaume du Siam à la suite du déclin de la civilisation khmère, ont successivement occupé toute cette région à leurs apogées respectifs. Il n’est dès lors pas très surprenant que les résidus modernes de ces deux grands empires, que sont le Cambodge et la Thaïlande, conservent des velléités irrédentistes sur les territoires de leurs voisins.
Le différend moderne, toutefois, est quelque peu plus circonscrit, et constitue un héritage de la colonisation française de l’Indochine. Lorsque la France débute sa colonisation de la Cochinchine – le territoire situé de part et d’autre du delta du Mékong, dans le Sud du Vietnam actuel – le Royaume du Cambodge, qui avait alors considérablement décliné et n’était plus qu’un vassal des puissances voisines, Vietnam et Siam, voit en l’arrivée des Français l’occasion d’assurer sa survie, et accepte de devenir un protectorat français.
En 1867, le Siam est forcé de renoncer à sa suzeraineté sur le royaume khmer, en échange de quoi, la France reconnaît la souveraineté thaïlandaise sur plusieurs provinces du nord-ouest du Cambodge, dont celle d’Angkor. Au travers des interventions de la France dans la région, la Thaïlande a ainsi vu disparaître son rêve d’absorber son vassal khmer et de conserver le Mékong comme sa frontière orientale, de l’extrême-nord du pays jusqu’à l’embouchure du fleuve, nourrissant une amertume et un désir de reconquête demeurés actifs jusqu’à nos jours.
Plus tard, en 1904 puis en 1907, la croissance de l’influence française dans la région permet à la France d’imposer au Siam de nouveaux traités portant sur la frontière entre le Siam et le Cambodge. La nouvelle frontière est fixée au niveau de la ligne de crête des monts Dângrêk, une barrière de hautes collines qui sépare encore aujourd’hui sur plusieurs centaines de kilomètres le Cambodge, au sud, de la Thaïlande, au nord. Les provinces concédées au Siam en 1867 repassent alors sous souveraineté cambodgienne.

C’est le tracé de cette frontière qui fait encore débat entre les deux pays, à l’heure actuelle, d’autant plus que ledit tracé était resté imprécis. Le différend resurgit régulièrement. La Thaïlande récupère brièvement quelques territoires au sud de la ligne de crête entre 1941 et 1946, pendant l’occupation japonaise de l’Indochine. En 1962, quelque temps après l’indépendance du Cambodge, la Cour internationale de Justice tranche le litige en faveur de celui-ci, considérant que la Thaïlande avait librement accepté la frontière tracée en 1904. Cette décision est d’ailleurs reconfirmée en 2013.
Mais les tensions ne se sont jamais véritablement apaisées. Entre 2008 et 2011, un premier conflit armé a éclaté entre les deux pays, avec des affrontements sporadiques faisant plusieurs centaines de morts et des milliers de déplacés. Un fragile cessez-le-feu est mis en place sous l’égide des Nations unies, mais la situation reste tendue, la présence militaire des deux camps demeurant importante. Finalement, après la survenue de plusieurs incidents de plus en plus graves à partir de février 2025, le conflit reprend de plus belle : c’est la brève flambée de violences qui a eu lieu entre le 24 et le 28 juillet, et à laquelle mit fin le cessez-le-feu imposé par Donald Trump.
Derrière les revendications territoriales, des enjeux économiques non négligeables
Le conflit, très localisé, se concentre sur la ligne de crête des monts Dângrêk, qui s’élèvent en pente douce depuis le territoire thaïlandais avant de plonger en falaises abruptes au-dessus des plaines du Cambodge. À première vue, cela pourrait sembler surprenant ; à l’extrémité ouest de ces collines, la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge s’infléchit vers le sud, à travers des plaines, donc sur un terrain plus propice aux manœuvres militaires.
Mais si les escarmouches entre les forces militaires des deux États se concentrent dans cette région, ce n’est pas pour rien. Car le long de cette ligne de crête s’échelonne un certain nombre de sites remarquables : des temples construits à l’époque de l’empire khmer. En effet, longtemps avant que les monts Dângrêk ne représentent pour la France une frontière naturelle idéale, ceux-ci constituaient à l’époque de l’empire khmer les seuls escarpements d’importance situés à proximité du cœur de l’empire. Sur ces escarpements ont été bâtis plusieurs grands temples, le plus connu étant celui de Preah Vihear.
Ce temple, à l’instar d’autres sites, tels le triple sanctuaire de Prasat Ta Muen, Prasat Ta Muen Thom et Prasat Ta Muen Toch, est situé à proximité immédiate de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge. Du fait de la topographie particulière des lieux, ces sites sont plus facilement accessibles depuis la Thaïlande, mais suivant la décision de la Cour internationale de Justice de 1962 – qui traitait justement du cas du temple de Preah Vihear – ils se trouvent du côté cambodgien de la frontière.
Les tensions autour de ces sites, de même que la militarisation des environs et les difficultés à franchir la frontière, contribuent à entretenir un climat d’insécurité qui a tendance à faire fuir les potentiels touristes qui souhaiteraient explorer ces temples, privant ainsi à la fois le Cambodge et la Thaïlande d’une potentielle manne financière. Les deux États ont un secteur touristique très développé qui contribue de façon substantielle à leur PIB, et se concentre notamment autour des temples et autres complexes rendus célèbres par leur architecture exceptionnelle. Or, les temples impliqués dans le conflit ne sont pas les moins intéressants de la région, loin de là. Ainsi, le temple de Preah Vihear est largement considéré comme l’un des plus remarquables exemples de l’architecture khmère, comparable au complexe d’Angkor Vat.
C’est précisément lorsque le Cambodge a organisé l’inscription du site de Preah Vihear au patrimoine mondial de l’UNESCO que le premier conflit armé entre les deux États dans la région a éclaté, en 2008, la Thaïlande ayant perçu le processus comme une provocation. De toute évidence, le statu quo ne sied à aucun des belligérants : ni le Cambodge ni la Thaïlande ne peuvent garantir un accès sûr et facile aux sites tant que l’autre continuera de s’y opposer, ce qui empêche l’un comme l’autre de profiter de l’attrait touristique de ces temples.
De même, tant que l’incertitude demeurera, tout conflit armé dans les environs implique un risque d’endommager ces édifices, ce que ni le Cambodge ni la Thaïlande ne souhaitent. Dès lors, il n’est sans doute pas surprenant que des allégations concernant l’installation de champs de mines antipersonnel dans la région se multiplient : s’il est trop risqué d’avancer, autant s’assurer que l’ennemi n’avancera pas non plus. Malheureusement, un territoire truffé de mines sera encore moins susceptible d’attirer des touristes ; ainsi, un soldat thaïlandais a récemment été blessé dans l’explosion d’une mine à proximité immédiate du temple de Prasat Ta Muen Thom.
La paix façon Trump : une approche simpliste pour des situations inextricables
Le rôle joué par Donald Trump et son administration dans les pourparlers entre la Thaïlande et le Cambodge, qui ont abouti à un cessez-le-feu entré en vigueur le 28 juillet, n’est pas très clair. Il semblerait en effet que les deux belligérants avaient déjà pris la décision de négocier en Malaisie lorsque l’administration américaine est intervenue pour se joindre au processus. S’il n’est probablement pas responsable de la décision des deux États de se soumettre à une procédure de médiation, il est cependant plus directement à créditer pour le rapide succès de celle-ci.
En effet, avec toute la subtilité à laquelle il a d’ores et déjà habitué le monde depuis son retour au pouvoir en janvier 2025, Donald Trump a encore une fois utilisé sa menace favorite : celle de la révision unilatérale des droits de douane. Il a ainsi menacé les deux belligérants de suspendre les négociations actuellement en cours concernant les tarifs douaniers fixés par les États-Unis à leur encontre. Une menace qui, comme les événements des derniers mois l’ont maintes fois démontré, s’avère généralement très efficace, surtout contre des États qui ne disposent pas d’une économie assez résiliente ou indépendante de celle des États-Unis pour y résister.
De fait, le Cambodge et la Thaïlande se sont très rapidement mis d’accord pour que les combats prennent fin. Et certes, l’obtention d’un cessez-le-feu constitue, à n’en pas douter, un succès, toujours préférable à la poursuite du conflit. Mais le président américain semble s’être aussitôt désintéressé du sujet, satisfait de pouvoir présenter le résultat comme une nouvelle éclatante victoire de sa diplomatie, et comme un jalon de plus sur le chemin vers le prix Nobel de la paix. Il est d’ailleurs aidé en cela par la décision du Premier ministre cambodgien, Hun Manet, de soutenir la candidature de Donald Trump pour l’obtention de cette récompense.
Mais derrière ce résultat se cachent de graves insuffisances. D’une part, le conflit semble plutôt gelé que résolu. Les accusations de violations du cessez-le-feu fusent de part et d’autre de la frontière, en particulier concernant la présence de mines, et les militaires des deux bords ne quittent pas la région. D’autre part, les tensions ne retombent pas et menacent désormais directement la stabilité politique de la Thaïlande, qui traversait déjà une période de troubles. Le degré de contrôle du pouvoir exécutif sur l’armée semble ainsi douteux, selon les propres mots de la Première ministre thaïlandaise Paetongtarn Shinawatra, dont les propos, tenus lors d’une conversation avec l’ancien premier ministre cambodgien il y a quelques mois, ont fuité. De fait, l’armée thaïlandaise a déjà déclaré qu’elle n’abandonnerait aucune des positions qu’elle occupe actuellement, contrairement à l’accord négocié en Malaisie. Quant à la Première ministre, la Cour constitutionnelle thaïlandaise, suite à ces fuites, vient de décider de son limogeage, vendredi 29 août. Ce qu’il adviendra par la suite dépendra pour beaucoup du degré de résilience de la démocratie thaïlandaise.
En 1966, le psychologue américain Abraham Maslow a dit : « J’imagine qu’il est tentant, si le seul outil dont vous disposez est un marteau, de tout considérer comme un clou ». En l’espèce, il semblerait bien que la diplomatie de Donald Trump joue constamment du marteau. Il est vrai que la puissance des États-Unis est telle qu’un mot de leur part, une menace, une application de la carotte ou du bâton peut suffire à ramener temporairement le calme dans un conflit, en présentant aux belligérants une occasion trop belle pour être manquée, ou à l’inverse, un risque trop dramatique pour être encouru. Mais cette méthode ne peut produire que des résultats transitoires, car elle ne résout pas les problèmes sous-jacents, ceux qui ont causé l’émergence du conflit en question.
De fait, dans le cas de la Thaïlande, au-delà du simple cessez-le-feu, rien ne semble réglé. Les deux belligérants campent sur des positions irréconciliables. Le Cambodge exige que la Thaïlande abandonne toutes ses prétentions sur le territoire cambodgien, alors que la Thaïlande insiste pour des discussions bilatérales devant conduire à des ajustements de la frontière. Les deux États ne sont même pas capables de tomber d’accord sur le type de carte qu’il convient d’utiliser pour définir la frontière !
Inévitablement, le conflit sera amené à reprendre. Peut-être dans un mois, peut-être dans dix ans, mais il ne semble y avoir aucun doute. Derrière les satisfécits en forme de cache-misère de Donald Trump, les tensions continuent à bouillonner, sous la surface. Mettre un couvercle sur la casserole ne l’empêchera pas de déborder. Peut-être les efforts de Donald Trump pour obtenir le prix Nobel de la paix pourraient-ils sembler un peu plus sérieux si celui-ci cessait de confondre la paix avec une simple accalmie.
Photo d'ouverture : Un moine bouddhiste cambodgien tient un portrait du président américain Donald Trump alors qu'il participe à une marche pour la paix à Phnom Penh le 10 août 2025, à la suite d'un conflit frontalier avec la Thaïlande. (Photo de TANG CHHIN SOTHY / AFP)