Alors que l’Europe de la Défense, grevée par ses insurmontables blocages, est en panne sèche, l’affaiblissement économique de l’Union européenne et de la France, engagé de longue date, prend une tournure inquiétante que le conformisme idéologique des élites parviendra d’autant moins à contrer qu’il en est la cause principale. Dernières nouvelles de Bruxelles.
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Le mythe d’une Europe-puissance, cher aux yeux des élites françaises depuis plus de trente ans, peut d'ores et déjà être considéré comme un échec cuisant, puisque les efforts déployés inlassablement au cours de cette période par Paris n’ont produit aucun résultat tangible. Pour cette raison, de plus en plus de responsables politiques – même européistes – en viennent aujourd’hui à se rappeler que l’Union européenne n’est pas un État, et qu’il ne lui est pas permis en conséquence d’exercer une quelconque souveraineté dans le domaine éminemment régalien de la défense. Les dernières années ont donc vu l’ambition d’une affirmation géopolitique de l’UE gagner en modestie, pour se rabattre principalement sur le domaine de l’industrie de l’armement.
Europe de la Défense : l’émancipation stratégique n’est pas pour demain
Si l’UE ne peut être une puissance au sens strict, au moins doit-elle veiller à compter comme un acteur collectif majeur en matière de production d’armement. D’où, par exemple, la multiplication des programmes de coopération multilatéraux entre les 27, auxquels la France d’Emmanuel Macron participe pleinement.
Parfois couronnés de succès, ces programmes ont aussi très souvent suscité d’importants surcoûts, des difficultés de conception et de production, des complications et des tensions politiques liés aux différences de culture industrielle, de vision géopolitique et d’enjeux de souveraineté nationale. Schématiquement, plus les acteurs étatiques et industriels sont nombreux, plus le programme est chargé politiquement de démontrer une avancée concrète de « l’Europe de la Défense » et plus les risques de dérapage budgétaire et d’échec sont élevés ; un échec qui peut prendre la forme d’un renoncement au projet, d’un matériel insuffisamment adapté aux spécifications nationales ou d’un affaiblissement industriel pour un État trop enclin au compromis sur le partage des tâches productives.
C’est le chemin que semblent prendre inexorablement les deux projets phares dans lesquels la France est impliquée, celui du SCAF (avion de combat) et celui du MGCS (char lourd de bataille). Clé de voûte de la coopération franco-allemande, ces deux projets ont été voulus et poussés des feux par Emmanuel Macron dès son arrivée à l’Élysée en 2017. Sept ans plus tard, les deux systèmes d’arme sont encore dans les limbes, minés par d’interminables négociations et passes d’armes au double niveau politique et industriel.
Les accords ou compromis régulièrement annoncés comme des avancées majeures ont systématiquement buté peu après sur de nouveaux obstacles, dans ce qui s’apparente à un véritable chemin de croix. Or, ces projets, du fait de leur enlisement, sinon dans leur principe même, ne sont pas sans risque pour l’indépendance et la défense nationales. Le premier oblige la France à faire avec d’autres ce qu’elle pourrait faire seule, dans un domaine, l’aéronautique militaire, où elle est sans rivale en Europe ; le second est marqué par un rapport de force industriel et un contexte géopolitique défavorables à la France, qui risquent d’entraîner tout à la fois son affaiblissement productif et des ruptures capacitaires pour la composante blindée de son armée de terre, le temps que MGCS soit opérationnel.
Dans ces conditions, il est inévitable que l’idéologie, passé un certain stade d’aveuglement, finisse par céder face au réel. Aussi ne faut-il pas s’étonner que des parlementaires, députés comme sénateurs, s’inquiètent aujourd’hui ouvertement dans leurs prises de positions officielles des dangers inhérents aux modalités de la coopération, même si peu d’entre eux se risquent à en contester le principe. Un récent rapport sénatorial rappelle ainsi que « les conditions d’une coopération franco-allemande sereine sur le char ne sont pas réunies » et dénonce, par-delà cet euphémisme, aussi bien l’appétit des industriels outre-Rhin que les tâtonnements des responsables politiques français. Des députés, de leur côté, appellent à un soutien clair par l’État des industriels français, pour éviter des pertes de compétences dans des domaines stratégiques.
En ce qui concerne le SCAF, le sentiment d’une impasse s’accroît au fil des mois, au point que Paris et Berlin explorent, chacun de son côté, des solutions de repli pour le cas où l’échec serait consommé. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la construction européenne aboutit au constat que l’union ne fait pas nécessairement la force, loin s’en faut.
Les discussions au sujet du programme européen pour l’industrie de défense (EDIP) constituent une autre illustration des illusions et des limites de l’Europe de la Défense. Bien que faiblement doté (1,5 milliard d’euros pour la période 2025-2027), ce projet, destiné à financer en commun des investissements dans le domaine de la défense, fait l’objet d’âpres discussions entre les 27. La France y fait à peu près cavalier seul dans sa volonté de limiter drastiquement la possibilité de financer l’achat de matériels extra-européens grâce à ce fonds.
À ce stade, il est prévu que les financements européens seront accessibles aux achats comptant au minimum 65 % de matériels européens, quand Paris plaidait en faveur d’un seuil de 80 %. Si les négociations sont encore en cours, il est peu probable que la France parvienne à imposer son point de vue en raison de son isolement. Une fois de plus, les divergences de vues en matière de politique industrielle et d’intérêts géostratégiques rendent difficile l’élaboration d’un consensus et impossible l’émancipation stratégique vis-à-vis des États-Unis.
Quoique cela suscite une réelle incompréhension à Paris, nombre d’États de l’UE s’accommodent fort bien en effet de leur sujétion et œuvrent même à son maintien, en plaidant en faveur du financement par l’Union européenne d’achat de matériel américain. Rapidement disponible compte tenu des capacités de productions américaines, il est en outre un moyen de contrer, croit-on, la tentation du désengagement prêtée à un Donald Trump récemment réélu. Quoi de mieux en effet qu’une contribution accrue des 27 au financement du complexe militaro-industriel américain pour garantir, par-delà la dépendance industrielle et technologique, la pérennité de la présence américaine sur le sol européen ?
Que la France le veuille ou non, cette manière de voir s’enracine dans des causes profondes, historiques et géopolitiques, sur lesquelles elle n’est pas en mesure de peser. De quoi en rabattre grandement sur sa volonté de promouvoir l’autonomie stratégique de l’Union européenne.
Avis de tempête économique : l’UE à la dérive
Les nuages s’amoncellent sur l’économie européenne, plombée par les contre-performances de l’Allemagne, dont la récession menace de s’étendre à ses partenaires. Aux problèmes structurels liés aux vices fondamentaux de la construction économique de l’UE, s’ajoutent des éléments de conjonctures lourdes dont les effets sont gravement préjudiciables : conséquences contre-productives des sanctions économiques infligées à la Russie, notamment sur le prix de l’énergie en Allemagne et, plus gravement encore, la concurrence de la Chine et des États-Unis, dont les politiques économiques offensives plongent les Européens dans le désarroi et l’hébétude.
L’agressivité commerciale de la Chine, à la recherche de débouchés partout à travers le monde pour surmonter l’énorme problème de sa surcapacité industrielle, n’a pour seule réponse de l’UE qu’un petit accès de bon sens protectionniste, insuffisant par son ampleur comme par son étendue – il ne concerne que l’automobile – et déjà contesté de l’intérieur, par l’Allemagne notamment. Quand les États-Unis ont fait le nécessaire pour empêcher le déferlement des voitures chinoises sur leur sol avec des droits de douane de 100 % ; l’UE, engluée dans sa vision périmée du commerce international et par les divergences d’intérêts de ses États membres, se contente de « tâtonner ».
Pendant ce temps, la tentative de réindustrialisation de la France initiée par le chef de l’État se solde par un échec prévisible ; les délocalisations se poursuivent, à destination du reste de l’UE ou de la Chine par exemple, condamnant à un déclin irrémédiable des filières entières, à l’image de la papeterie. La tendance la plus préoccupante concerne cependant le flux des investissements industriels à destination des États-Unis : sur les 430 milliards d’euros investis par les industriels européens entre 2022 et 2024, seuls 124 milliards l’ont été dans un État de l’UE. Le reste – soit 306 milliards d'euros – a eu pour destination le reste du monde, et en premier lieu les États-Unis.
La principale raison de l’attractivité économique américaine réside dans sa politique commerciale. Ouvertement protectionniste depuis le premier mandat de Donald Trump, confortée dans cette dimension par le plan de « réduction de l’inflation » (IRA) voulu par Joe Biden et qui contient de nombreuses dispositions tarifaires, il a contribué à attirer de nombreux investisseurs étrangers, conscients qu’il fallait produire aux États-Unis pour pérenniser leur accès au marché américain.
Alors que les effets positifs du protectionnisme sont observables de l’autre côté de l’Atlantique, les élites du vieux continent restent figées dans leur sclérose idéologique : la question du protectionnisme n’y fait l’objet d’aucun débat d’ampleur, pas même dans un pays au déficit commercial structurel comme la France. À cette sclérose s’ajoute le marécage institutionnel de la construction européenne qui prive les États de toute réactivité, tant son processus de décision est lent et ses interdits nombreux. Faute de permettre aux États d’agir décisivement à leur échelle, il les condamne à subir ensemble passivement les conséquences négatives des décisions prises ailleurs. L’union au prix de la défaite…
93 % des emplois privés bénéficient d'exonérations de cotisations patronales !
Il est une erreur commune qui consiste à croire que le néolibéralisme a pour finalité la destruction de l’État, à tout le moins sa réduction aux domaines les plus spécifiquement régaliens, comme le souhaitaient bon nombre de doctrinaires libéraux au XIXe siècle. En fait, le néolibéralisme ne souhaite pas tant détruire l’État que l’asservir à des intérêts privés, ceux de la haute finance transnationale. Le développement vertigineux de la sphère financière du capitalisme à compter des années 1980 n’a pu se faire que grâce à cet asservissement.
Pour se déployer, le capitalisme financier devait pouvoir disposer d’un point d’ancrage puissant procuré par les États, le marché de la dette publique. Ce gigantesque marché, par sa profondeur comme par sa liquidité, constitue la fondation la plus solide du système financier qui, sans lui, se serait écroulé rapidement du fait de son instabilité constitutive. Le rapport du capitalisme financier à l’État est donc ambivalent : il lui faut un État faible et soumis, exploitable telle une vache à traire, mais sans que son exploitation n’aille jusqu’à l’épuisement complet. L’État doit rester solvable, il faut pouvoir lui prêter à l’intérieur d’une marge de risque acceptable, c’est-à-dire en veillant à ce que sa dynamique d’endettement ne prenne pas un tour incontrôlable. Le chantage à l’envolée des taux sur les marchés obligataires constitue ainsi un moyen remarquablement efficace de maintenir l’État dans une situation de soumission docile à la finance.
Après quatre décennies de règne, le capitalisme financier a conduit à de telles accumulations de dette publique qu’il aboutit à une situation paradoxale, notamment dans un pays comme la France : l’État, grâce à sa capacité d’endettement, subventionne très largement l’économie nationale, dans une logique que le libéralisme du XIXe aurait trouvé invraisemblable. Un exemple spectaculaire de cette situation étrange réside dans une statistique spectaculaire : 93 % des emplois privés bénéficient aujourd’hui en France, à des degrés divers, des exonérations de cotisations patronales.
Cette politique, initiée en 1993 sous le gouvernement d’Édouard Balladur, ciblait à l’époque uniquement les bas salaires pour un coût représentant 0,1 % du PIB. Trente ans plus tard, son extension continue fait que la puissance publique subventionne directement la presque totalité des emplois du secteur privé, pour un coût – 78 milliards en 2024 – équivalent à 3 % du PIB.
Cette politique a un double objectif : préserver le pouvoir d’achat des salariés du secteur privé et, plus décisivement encore, préserver leur emploi, dans un contexte de chômage de masse persistant dans le cadre d’une mondialisation qui met en concurrence, par le biais du libre-échange et de la liberté de circulation des capitaux, les travailleurs du monde entier.
Au fil des décennies, l’État s’est donc laissé prendre au piège du capitalisme mondialisé ; il s’est laissé enfermer dans un cadre qui conduit à son asservissement en le contraignant à s’endetter. En ce qui concerne la France, ce cadre est celui de la construction européenne, qui a dépossédé les États de l’essentiel de leur prérogative en matière économique avec le marché unique et l’euro. En ce sens, l’UE est la zone la plus mondialisée de la planète, et il n’est pas étonnant qu’un pays comme la France, où la puissance publique joue depuis des siècles un rôle de premier plan dans la vie de la nation et dans la conscience qu’elle a d’elle-même, se porte garant de la communauté politique sous la forme contemporaine d’une dette chaque année plus importante.
Or, il se trouve que le système atteint aujourd’hui sa limite : outre l’ampleur de la dette publique, l’affaiblissement productif, la persistance d’un chômage de masse et, désormais, le blocage institutionnel place la France sous la surveillance inquiète des marchés et de leur relais bruxellois. Au sein du personnel politique, ceux qui veulent maintenir le système en place n’ont rien d’autre à proposer au pays que de « faire des économies », dans une logique d’asservissement maintenu qui leur vaudrait, en d’autres temps, une accusation de trahison.
Ceux qui, à l’inverse, souhaitent remettre en cause ce cadre aliénant sont enclins à reculer devant l’ampleur et la complexité de la tâche et parce qu’elle suppose de démonter l’essentiel du projet européiste, dont plusieurs générations de responsables politiques ont fait un bien moral supérieur. Rien de décisif ne surgira de l’action politique tant que le néolibéralisme bruxellois exercera sa domination sur les esprits. Les mois et les années qui viennent verront heureusement le délitement de cette idéologie s’accélérer.
Photo d'ouverture : (de gauche à droite) L'ancien président belge du Conseil européen Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen Antonio Costa, la président de la Commission européenne Ursula von der Leyen et le Premier ministre polonais Donald Tusk, réunion au siège de l'UE à Bruxelles, 19 décembre 2024. (Photo JOHN THYS / AFP)
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